En 1913, Rachilde croyait apercevoir derrière les pages du Grand Meaulnes tout juste paru "une fée qui vous guette" pour vous jeter au visage "le don d'enfance" . Bel éloge, quoique non dépourvu d'ambiguïté. Rachilde signalait par là la poétisation du réel qui demeure aujourd'hui encore l'un des charmes les plus actifs du roman. Mais elle ouvrait la porte, pour qui lisait à une moindre profondeur, à un malentendu durable.
Peu de romans sont plus célèbres que Le Grand Meaulnes. Peu ont une place comparable dans le paysage littéraire. Sans doute la mort à l'ennemi d'Alain-Fournier, en septembre 1914, n'y est-elle pas pour rien, qui fit de lui un jeune homme irrévocable et de l'ouvrage un livre unique. Mais peu de romans sont aussi souvent lus "en surface" , là où les apparences sont trompeuses. Ainsi a-t-on pu prendre pour un texte peu construit et destiné aux adolescents ce qui est en réalité un concerto en trois mouvements et un roman pour adultes "avertis" , une sombre et cruelle histoire de déception, de désenchantement (ce désenchantement qui serait bientôt le terrain favori de la modernité littéraire), de dégonflement, dit Philippe Berthier dans sa décapante préface, le "dégonflement, voulu et méchant, d'un très bref et miraculeux mirage" .
Un mirage en effet. Yvonne de Galais a quelque chose de la Mélisande de Maeterlinck et Debussy : elle n'est "pas d'ici" . Et Augustin Meaulnes tombe à Sainte-Agathe comme un aérolithe - premiers mots du livre : "Il arriva chez nous" -, chamboule tout, puis disparaît. Il est l'un de ces êtres qui "paraissent autour d'eux créer comme un monde inconnu" . Son ami Seurel, le narrateur du roman, ne peut que l'imaginer partant "pour de nouvelles aventures" , dont on ne saura rien.
Ainsi se termine Le Grand Meaulnes, mystérieusement. Rien de moins simple que la simplicité de ce livre. Il se nourrit de toute une bibliothèque secrète, qui va des récits du Graal à la Sylvie de Nerval et à Pelléas en passant par le roman d'aventures anglo-saxon. Et bien que Fournier se soit efforcé de gazer la violence latente chez Meaulnes (qui fait songer à celle de Golaud) et les pulsions liées à une sexualité intense et compliquée, l'une et les autres affleurent.
On touche là un point névralgique du livre ; il suffit pour s'en persuader de consulter le chapitre finalement retranché par l'auteur et qui figure ici parmi les esquisses manuscrites éclairant la genèse de l'ouvrage. Ou encore les lettres et documents rassemblés à la suite du roman. Ils racontent l'histoire d'une passion impossible, celle que Fournier éprouva pour Yvonne de Quiévrecourt, la jeune femme rencontrée en 1905 et à qui le personnage d'Yvonne de Galais doit beaucoup.
Mais ils retracent aussi, d'une autre manière que les esquisses, la genèse du livre qui s'écrit de 1904 à 1913. Les deux aventures - un inguérissable rêve amoureux, une expérience d'écriture unique - ont partie liée et s'entrecroisent.