Les chapitres 4-6 du Livre II de la Physique d'Aristote constituent le premier essai dans notre littérature philosophique occidentale consacré au hasard et à la fortune. On y trouve l'exemple de la pierre qui en tombant d'une hauteur sur le crâne de quelqu'un le tue, repris par Spinoza dans son Éthique. Aristote et Spinoza s'accordent pour dire que la pierre n'est pas tombée pour tuer. Mais le rejet du finalisme et en même temps de toute forme de contingence chez Spinoza est aux antipodes du finalisme dans lequel Aristote peut inscrire le hasard. Le commentaire de Simplicius apporte sur la doctrine d'Aristote des éclaircissements et des prolongements substantiels, encore peu connus, auxquels la présente traduction, la première en français, donne un accès direct. Simplicius permet en particulier de trancher sur la question de la traduction des termes et en Phys. II, 4-6, à savoir, respectivement, « fortune » et « hasard » (plutôt que « hasard » et « spontanéité »). En bon néoplatonicien, il couronne son commentaire par un hymne à la déesse Fortune. Ce livre vient à la suite de la traduction du commentaire de Simplicius à la Physique, Livre II, chap. 1-3, publiée par A. Lernould aux Presses universitaires du Septentrion en 2019. Il sera suivi d'un troisième volume qui contiendra la traduction du commentaire aux trois derniers chapitres (7-9) du Livre II de la Physique, qui portent sur la finalité naturelle et la nécessité.
Depuis quelques années s'intensifient les rapports entre une société de l'information et une économie de l'attention : plus l'information est abondante, plus l'attention est rare. Alors que le travail se formule comme une lutte contre l'oisiveté et impose une certaine discipline de l'attention, la consommation, quant à elle, impose précisément de capter et perturber l'attention disciplinée. Progressivement, elle se monétise et progressivement, nous nous en sentons dépossédés. Pourquoi tenons-nous au concept d'attention ? L'attention ne constitue pas simplement un nouvel objet auquel l'éthique et la philosophie politique devraient s'intéresser. Loin de se limiter à développer une éthique appliquée de l'attention, problématiser l'attention nous amène à re-questionner les champs de l'éthique et de la philosophie politique. Pour répondre à ces questions, ce livre fait le pari de la pluridisciplinarité en rassemblant des travaux de différents horizons.
Après avoir présenté l'anthropologie philosophique de Wilhelm von Humboldt, il nous a paru éclairant, pour enrichir la compréhension de sa pensée, de la mettre en perspective avec les diverses études qui lui ont été consacrées, dans le but de capter ainsi l'image qu'il a laissée dans la postérité, tant philosophique que linguistique. On rencontre ainsi de grands noms de ces deux disciplines, notamment Cassirer et Heidegger d'une part, Chomsky et Whorf de l'autre, qui nous donnent à penser que, pour atteindre en sa vérité une pensée aussi complexe, il faut quitter la plaine du commentaire et s'élever à une certaine hauteur de pensée. Se comprend ainsi alors que Humboldt ait pu être à la fois méconnu par les plus nombreux, mais reconnu par les plus grands. L'image, au terme du parcours, se révèle multiple. Ses reflets diversifiés sont la projection éclatée d'un projet fondamental, celui d'une anthropologie qui trouve son parachèvement dans le Kawi-Werk, l'oeuvre dernière. Dans celle-ci se déploie cette idée directrice que le langage est le foyer unifiant de la théorie et de la culture de l'homme, idée qui permet d'éclairer enfin la seule question qui vaille : Qu'est-ce que l'homme ?
Le Livre ii de la Physique d'Aristote est une « véritable introduction à la philosophie de la nature » (Mansion). Après avoir dans le chapitre 1 donné sa fameuse définition de la nature comme « principe et cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside à titre premier par soi et non par accident », le Stagirite dans le chapitre 2 traite de la différence entre mathématiques et physique. Le chapitre 3, qui constitue « l'exposé le plus complet de l'étiologie aristotélicienne » (Crubellier-Pellegrin), livre la doctrine des quatre causes. Les chapitres 4 à 6 portent sur le hasard et la spontanéité. Dans le chapitre 8 est défendue la thèse du finalisme dans la nature et le chapitre 9 établit la distinction entre nécessité absolue et nécessité hypothétique. Simplicius de Cilicie, le dernier philosophe de l'École néoplatonicienne d'Athènes, a rédigé son commentaire sur la Physique vers 540, après son exil temporaire chez le roi de Perse Chosroès, et le commentaire au seul Livre ii de la Phusikê Akroasis d'Aristote constitue une somme de la philosophie de la nature de l'Antiquité tardive. Il n'existe pas à ce jour de traduction française intégrale du commentaire de Simplicius à la Physique. Le présent volume contient la traduction annotée du commentaire au Livre ii, chap. 1-3, accompagnée par un résumé analytique du commentaire à Phys. ii, 1-3, la liste des modifications apportées aux texte grec établi par Diels (1882), un index des termes grecs, un index des noms anciens, une bibliographie. Il sera suivi de deux autres qui contiendront la traduction du commentaire aux, respectivement, chapitres 4-6 et 7-9 du Livre ii de la Physique.
Que la fin de l'art et celle de la philosophie s'entrelacent, la civilisation récente semble en donner l'image. Et pourtant, à creuser le 20e siècle dans sa singularité passionnante autant qu'effrayante, on apprend à reconfigurer les questions de l'oeuvre artistique et de la vérité discursive sous l'égide du problème clef qu'est le langage. Les présocratiques et la musique depuis Nietzsche ; la triade des nouveaux-venus au 18e siècle : esthétique, criticisme transcendantal et philosophie du langage ; les sciences humaines modernes face à l'art et le mythe ; enfin, les rapports entre l'espace poético-musical et l'architecture autour de l'oeuvre d'art dite totale, étrangement ressuscitée parmi nous : le projet de réunir ces thèmes permet d'accéder aux racines d'une Europe plus importante que celle des technocrates.
Les articles présentés et traduits dans le présent ouvrage, réunis sous un titre qu'approuva l'auteur lors de sa première publication, portent sur la période qui s'ouvre peu d'années après la publication de Knowledge and Belief et qui s'étend jusqu'aux prémices des découvertes qui ont relancé une recherche particulièrement féconde - la sémantique des jeux, parfois plus connue sous l'acronyme de GTS, et la Logique IF, ou Independance Friendly Logic, développée avec Gabriel Sandu. L'Intentionnalité et les mondes possibles montre jusqu'où la sémantique des mondes possibles permet de rendre compte de l'intentionnalité et d'en explorer les multiples dimensions : les six articles dégagent les méthodes et les directions de recherche ainsi ouvertes. Une postface de la traductrice les met en perspective relativement aux aboutissements actuels des travaux de Hintikka, en explorant sommairement certaines des méthodes et des recherches des deux premières décennies du vingt et unième siècle - occasion de s'apercevoir que l'épistémologie générale et spéciale, l'informatique théorique contemporaine aussi bien que l'exploration de la nature de la métaphore trouvent à se nourrir de la relance permanente du questionnement assurée par l'enquête-Hintikka, et ce, parfois, de manière très surprenante.
Le traité de Plutarque Sur le visage qui apparaît dans le disque de la lune (communément désigné par son titre latin en abrégé : De facie) comprend deux parties, une discussion sur la nature du visage que donne à voir la lune et un mythe final. La première partie est d'un intérêt considérable pour l'histoire de l'astronomie, de la cosmologie, de la géographie et de la catoptrique. Le fait que Képler a traduit et annoté ce traité atteste de la haute valeur scientifique de ce dernier. Quant au mythe final il constitue un document important pour notre connaissance de la démonologie et des théories de l'âme dans la tradition platonicienne.
Quand il s'agit de rendre compte, par-delà les calculs intéressés de l'homo oeconomicus, de la manière dont tiennent les sociétés humaines, donner et reconnaître apparaissent comme deux dimensions constitutives de l'agir social. Mais du don et de la reconnaissance, il convient aussi, avant d'en appeler à leur syncrétisme, d'en interroger les proximités et les distances, ainsi que leurs consistances respectives. Par exemple, dira-ton d'un don sans retour ou d'une reconnaissance sans réciprocité qu'ils sont encore dignes de ces noms ? Les activités de don et de reconnaissance se confrontent alors à une tierce dimension qui les taraude de l'intérieur : la domination. Cet ouvrage propose d'examiner plus précisément la façon dont se répondent et s'entremêlent les trois modèles du don, de la reconnaissance et de la domination, sur des enjeux contemporains situés au croisement de plusieurs horizons théoriques (la théorie critique, l'anthropologie, la phénoménologie sociale, la psychanalyse).
La morale s'est presque toujours référée à l'idée d'obligation, de sanction et de modèle. Penseur critique de l'évolution, Guyau propose de repenser la morale à l'aune de l'exigence vitale, et estime que, bien comprise, la puissance anomique de la vie engendre une diversité des formes de l'obligation. Croisant et éprouvant les traditions morales plusieurs fois millénaires, l'auteur de l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction tente de montrer qu'une morale est encore possible à l'heure de la « mort de Dieu » et de la sélection naturelle. Mais il faut pour cela reconsidérer l'évolutionnisme et l'élargir pour inclure ce qu'il semblait d'abord nier : la fécondité. Récusant tout réductionnisme, Guyau est le précurseur d'une complexité éthique que notre époque redécouvre, et ambitionne une éducation destinée à cultiver harmonieusement toutes les formes de la fécondité. L'éthique de l'avenir, s'il en est, sera résolument plurielle et sans modèle.
La connaissance est une forme de vie, relative à la situation contingente de celui qui la produit. La logique herméneutique étudie cette relativité, non pour la dénoncer, mais pour y voir au contraire la source de la véritable valeur qui s'attache à la connaissance. Cette étude fut menée au début du xxe siècle par Hans Lipps, Georg Misch, Josef Knig et Martin Heidegger. Si la logique classique tente de comprendre comment le langage peut décrire l'expérience dont il parle, et appelle « signification » et « vérité » cette relation de description, la logique herméneutique élargit la recherche logique, en examinant non seulement comment on doit parler de l'expérience, mais également comment l'expérience nous fait parler. Ainsi déploie-t-elle un relativisme optimiste, en découvrant la source du sens (logos) de nos paroles et de nos connaissances dans l'interprétation que chacun fait de la situation dans laquelle il vit.
En 1794, Schelling propose une lecture très orientée du Timée de Platon, qui est pris comme porte-enseigne dans les débats post-kantiens sur la relation entre forme et matière de la connaissance : le travail que l'intellect démiurgique opère sur le matériau du monde dans le Timée exprimerait sur un mode "objectif" la manière dont l'activité du sujet transcendantal rend possible l'apparition des objets de la connaissance. Imposant une véritable torsion à la pensée de Platon, interprétée selon les présupposés du criticisme, Schelling n'a pas pour visée de comprendre le texte de Platon lui-même, mais de proposer une nouvelle lecture d'un texte fondateur de l'histoire la philosophie, dans lequel il croit déceler les traces d'un idéalisme transcendantal que Platon aurait découvert sans l'avoir véritablement mis en oeuvre.
Savons-nous ce que nous faisons quand nous lisons des textes ? Savons-nous ce que nous comprenons quand nous devenons des lecteurs ? Ces questions iconoclastes sont rarement posées car elles dérangent et viennent perturber nos rapports aux oeuvres, aux arts et à la pensée tels qu'ils s'expriment dans les textes. C'est donc bien le problème du sens d'un texte qui se pose alors même qu'il passe comme allant de soi parce que ne faisant que très rarement l'objet d'une interrogation de la part des lecteurs que nous sommes. Nous lisons donc comme si la signification des oeuvres n'était pas la question centrale. L'oeuvre du philologue Jean Bollack n'hésite pas à poser ces questions encore et toujours nouvelles dans notre modernité. Lors d'échanges approfondis avec le philosophe Patrick Llored sur ce que lire veut dire, il livre son discours de la méthode philologique en explicitant les enjeux de son travail d'interprétation d'une multitude d'oeuvres appartenant à de nombreux genres littéraires tout comme à la pensée lorsqu'elle prend la forme universelle de la philosophie. Littérature, théâtre, poésie et philosophie font dans ce volume unique l'objet de cette nouvelle manière de déchiffrer les oeuvres. C'est toute notre culture qui prend ainsi un sens nouveau, toujours ancré dans l'histoire, sens partageable avec l'humanité qui peut s'approprier les oeuvres de manière rationnelle.
Corps-esprit ou corps-machine, corps biologique ou corps social, autant d'objets aux contours flous. Le corps est de fait sujet de réflexions philosophique, scientifique ou religieuse depuis l'Antiquité, dont la question centrale reste : quelles sont les limites du corps ? Cet ouvrage collectif a pour objectif d'apporter une contribution multidisciplinaire sur le savoir du corps : ses facultés et son étendue, ses modèles et représentations. À travers des textes rédigés par des chercheurs, praticiens, philosophes, sont abordées de manière critique les questions relatives aux relations émergentes entre corps et esprit, à la possibilité de l'intelligence artificielle, à la portée des fabrication, augmentation ou réparation du corps, et aux constructions sociales des images du corps et leurs utilisations. Il apparaît que le corps est, peut-être, sans limites. Les avancées technologiques, scientifiques et médicales permettent et promettent de multiples et toujours plus nombreuses modifications et extensions du corps, tandis que robots et cerveaux artificiels sont de plus en plus sophistiqués et capables. Malgré l'avancée de nos connaissances, il n'apparaît pas de délimitation nette entre corps et esprit, conscience et pensée. Une frontière semble alors infranchissable : celle de notre capacité à élaborer de toutes pièces un corps pensant par soi, à soi.
S'il est une dualité majeure qui a traversé et polarisé toute l'histoire de la philosophie, c'est bien celle entre « sentir » et « penser ». Nous sommes accoutumés à opposer l'immanence vivante du sentir, subjective et singulière, à la rationalité anonyme d'une pensée visant l'universel et l'immuable. Mais ce cloisonnement est-il pour autant pertinent ? L'activité de penser se construitelle contre la sensibilité ou à partir d'elle ? Il n'y a sans doute aucun philosophe pour qui ces questions n'aient représenté une urgence, en ce qu'elles interrogent le sens même du philosopher. Plus encore, le paradoxe « sentir et penser » concerne l'existence humaine dans toutes ses dimensions. Que signifient parler, agir ou éprouver, pour un être qui, « animal rationnel », à la fois sent et pense ? L'enjeu devient alors de savoir comment et jusqu'où s'élabore cet entrecroisement constant de la pensée et du sentir. Les contributions rassemblées dans ce volume proposent de parcourir ces questions, depuis l'Antiquité jusqu'aux philosophies contemporaines. Elles font suite aux journées « TransPhilosophiques » (2010) qui, sous le parrainage de Nicolas Grimaldi, ont rassemblé doctorants et jeunes chercheurs de France et de Belgique.
Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur propose une reconstitution réflexive du « soi » dans son rapport à autrui. Le concept du soi qui se dégage ainsi permet de penser la responsabilité éthique tout en évitant les illusions de la métaphysique du sujet. Pour y parvenir, l'herméneutique de Ricoeur trace une voie médiane entre l'autoposition du sujet de la tradition cartésienne et sa déconstruction par la critique nietzschéenne et post-nietzschéenne. Dans cette perspective, deux thèmes s'imposent comme fil conducteur à l'interprétation du livre : d'une part, la dualité entre l'identité-idem et l'identité-ipse ; d'autre part, la reprise du concept de sujet sous le primat de la question éthique. Fruit d'un séminaire franco-belge associant l'Université Lille 3, l'Université Libre de Bruxelles et l'Université de Liège, ce livre propose des contributions sur ces deux thèmes.
Comprendre ce que les philosophes du xviie siècle entendaient par représentation est essentiel à l'intelligence de leurs conceptions des idées et de la vérité. Ce livre renouvelle notre approche du problème à travers des lectures de Descartes, Leibniz, Locke, Pascal, en reliant leurs analyses philosophiques à leurs textes scientifiques. Les figures de la Dioptrique et de la Géométrie éclairent chez Descartes le contenu de l'idée sensible, le rapport du clair et du confus, la nature de la couleur et celle de l'existence. Les anamorphoses de l'Essai sur l'entendement humain de Locke donnent à voir comment les idées renvoient aux choses. Et l'hexagramme pascalien raconte l'herméneutique des Pensées. La représentation classique s'avère l'effet d'une transformation qui affecte en même temps la science et la philosophie. À l'encontre des lectures qui ont insisté sur les filiations avec les pensées médiévales et tenté de réduire la nouveauté de la pensée classique, ce livre retrouve une thèse essentielle de Michel Foucault dans Les Mots et les Choses sur la rupture inaugurant l'âge classique. Mais il découvre dans cette rupture l'effet d'une opération matérielle, qui conduit à un nouveau mode d'existence concret des images et des signes dans les textes du savoir, analysable à l'intérieur de dispositifs textuels. Ce qui l'amène enfin à déplacer profondément les analyses de Foucault et à interroger les présupposés de son archéologie du savoir.
L'importance de Friedrich von Hardenberg alias « Novalis » (1772-1801) dans l'histoire de la littérature allemande et européenne est bien connue. En revanche, on ignore encore trop souvent que le poète romantique fût également philosophe. Lecteur passionné et subversif des grands penseurs de son temps (Kant, Fichte, Schelling, Reinhold, Jacobi, Schiller), Novalis se livre dans les Études fichtéennes (jamais parues de son vivant) à une interrogation de fond sur la philosophie transcendantale élaborée par ses maîtres, et en particulier par Kant et Fichte. D'une extraordinaire puissance spéculative, d'une précocité inouïe (l'auteur est un jeune homme de vingt-trois ans), Novalis fait se succéder à une vitesse vertigineuse, dans ces carnets totalisant 667 fragments, autant d'intuitions fulgurantes, de mécompréhensions et de transformations conceptuelles délibérées qui restent toutes à interpréter. La question essentielle de ces pages se présente rapidement comme celle de la manifestation. C'est plus précisément le thème de l'imagination, et par suite de l'image ou de l'apparence de l'être, c'est-à-dire de la perspective, qui se déplie nerveusement dans les fragments. Étroitement relié au problème du langage comme acte créateur, il apparaît dans le désordre, voire comme désordre. Car les méditations de Novalis ne suivent volontairement aucun protocole : pensées en acte à l'état pur, elles ne se soucient que de leur propre devenir, et tandis qu'elles affrontent jusqu'au non-sens, c'est à dessein qu'elles ne s'achèvent pas et qu'elles remettent en cause nos cadres de pensée hérités.
L'interrogation sur les instruments intellectuels de l'interprète est au coeur du présent volume. Indépendamment d'une orientation théorique ou philosophique prédéfinie, il s'agit ici de présenter certains des concepts où s'articule la rationalité herméneutique.
L'intelligence de la compréhension des textes littéraires a pour présupposé l'intelligence à l'oeuvre dans les textes eux-mêmes. Comment lire des oeuvres de Schiller, Friedrich Schlegel, Uhland, Rilke, Kafka et Celan ? s'interroge Christoph Knig. La réflexion kantienne sur les conditions de possibilité d'une connaissance littéraire trouve un prolongement dans une herméneutique critique moderne. Les lectures proposées portent sur de grandes oeuvres de la littérature allemande, depuis l'époque du classicisme de Weimar jusqu'à la modernité où la tradition symboliste de Paul Valéry est revisitée. Le livre traite aussi de la rivalité entre des philosophes lecteurs de littérature et des philologues qui travaillent à une théorie de leur pratique. Les lectures philosophiques de Wilhelm von Humboldt et Wittgenstein et la démarche théologique de Walter Benjamin sont ainsi évoquées, ainsi que les lectures toujours neuves de poèmes de Celan par son ami le comparatiste Peter Szondi.
Bien que la pensée de Dilthey relève d'une philosophie de la vie, son intention de prolonger la philosophie kantienne par une « critique de la raison historique » a souvent été réduite au projet épistémologique de fonder la spécificité des sciences de l'esprit dites aussi humaines ou sociales. Autrement dit, cette spécificité tiendrait à l'instauration d'une différence d'ordre méthodologique entre expliquer et comprendre. Et dans une telle perspective, Dilthey élargirait à la sphère des productions sociales et historiques l'herméneutique générale fondée par Schleiermacher qui avait lui-même étendu son objet de l'interprétation des textes à la compréhension langagière. À l'encontre d'une telle réduction, les écrits diltheyens de la dernière décade du dix-neuvième siècle montrent que sa philosophie de la vie se caractérise par sa dimension herméneutique, dimension qui donne également son sens à ses travaux d'historien. Élaborée conjointement à ses recherches relatives à l'esthétique, cette herméneutique conduit à jeter les bases d'une nouvelle logique et, sur le fond d'une critique des catégories de la logique traditionnelle, à penser les catégories susceptibles de saisir la vie. Une double confrontation s'est avérée décisive pour l'élaboration d'une telle philosophie herméneutique : celle, pratiquement incontournable à l'époque, avec le courant philosophique alors prédominant, à savoir le néokantisme. Celle, plus tardive, avec la phénoménologie husserlienne. Si Dilthey est l'un des premiers à avoir salué les Recherches logiques de Husserl, leur impact sur sa pensée ne peut pas plus être méconnu que l'impact de leur rencontre sur les travaux ultérieurs de Husserl. Leur réception réciproque constitue du même coup le premier moment d'une confrontation entre herméneutique et phénoménologie qui sera également déterminante dans le déploiement de la pensée de Heidegger au cours des années vingt.
Cette étude porte sur la Platos Ideenlehre, la grande monographie que Natorp - l'un des principaux représentants avec H. Cohen et E. Cassirer de l'École de Marbourg - consacra en 1903 à Platon. Toute la difficulté (et tout l'intérêt) de cette monographie tient à l'ambiguïté de la stratégie interprétative adoptée par son auteur : la théorie des Idées est certes conçue comme l'origine historique de la méthode transcendantale établie par Kant dans la première Critique, mais la lecture que Natorp propose du texte platonicien est surtout pour lui l'occasion d'élaborer une conception originale de l'idéalisme critique qui se démarque sur certains points fondamentaux de la lettre kantienne. En ce sens, la lecture des Dialogues consiste moins à repérer les prémisses d'une doctrine constituée en dehors d'eux qu'à résoudre les deux problèmes majeurs de tout idéalisme véritable. Premièrement, comment concevoir l'articulation entre la discursivité logique et la réceptivité sensible sans mettre cette dernière au compte d'une faculté radicalement étrangère à la pensée ? Platon est précisément aux yeux de Natorp celui qui s'efforce de comprendre « la nature étrangère à la forme » non comme une altérité absolue, un datum extra-logique, mais comme l'autre qui est propre à la pensée. Deuxièmement, que signifie « être » pour l'Idée ? Platon a clairement reconnu selon Natorp l'impossibilité de concevoir cet être comme une existence donnée : la pensée comme procès dialectique est au contraire originaire et l'Idée comme hypothèse ou position discrète ne reçoit de consistance qu'au sein de la continuité pure du dialegesthai.
Réunissant dans une perspective interdisciplinaire les contributions de philosophes et de spécialistes d'analyse du discours, ce volume propose quelques pistes pour l'étude du dialogue philosophique considéré comme un genre textuel. Une philosophie ne saurait être comprise sans référence aux lieux et aux conditions de sa textualisation, aux formes du discours qui la mettent en oeuvre, aux genres qu'elle emprunte à la littérature, aux discours religieux, juridique, scientifique. Le dialogue philosophique est à ce titre exemplaire : son usage constant, comme pratique orale codifiée ou genre textuel (on connaît son rôle dans la philosophie antique depuis Platon, et son retour en force dans la culture de la Renaissance), en fait un objet d'étude quantitativement significatif, susceptible de donner lieu à des comparaisons, voire à certaines généralisations. Ce recueil souhaite favoriser une réflexion sur sa nature et ses fonctions, sur les méthodes d'investigation qui permettent d'en rendre compte en proposant des études de cas exemplaires chez des auteurs variés (Platon, Galilée, Descartes, Leibniz, Hume, Shaftesbury, Diderot) ou dans une période, un mouvement caractéristique : La Renaissance, le Libertinage érudit aux xviie siècle.
La tâche urgente de notre époque est de remonter aux fondements du laïcisme. Le débat qui eut lieu en janvier 2004 entre Habermas et Ratzinger, publié dans la revue Esprit, met en évidence le caractère central du problème d'un auto-fondement de l'État démocratique dans le cadre d'une pensée laïque. C'est dans un tel contexte que les réflexions de Guido Calogero s'avèrent déterminantes. Élève de Croce et de Gentile, il se nourrit du néo-hégélianisme italien et épouse son exigence d'une pensée parfaitement immanentiste. Il va plus loin encore et déplace le terrain de la réflexion philosophique : la gnoséologie ne peut que conduire la pensée à retomber dans ces formes métaphysiques qu'il s'agit de dépasser. C'est la volonté qui constitue le véritable principe premier, auto-fondateur. Volonté qui échappe à l'irrationalisme comme à l'intellectualisme si l'on retrouve à sa racine le choix fondamental entre l'égoïsme et l'altruisme, choix omniprésent qui se formule à travers l'impératif du dialogue, le devoir de comprendre l'autre : « Ou bien je veux comprendre les autres, ou bien je veux rester seul avec moi-même ». Ce principe du dialogue est le seul principe indiscutable. Une forme de rationalité pratique post-métaphysique redevient pensable. Et c'est dans ce principe du dialogue que résident les fondements de la démocratie. Calogero tient ce pari de donner un fondement autonome à la démocratie sans pour autant arguer de son caractère purement procédural, puisqu'il nous renvoie à l'intériorité propre à tout sujet. Les droits inaliénables peuvent trouver un fondement non-métaphysique et surtout cette règle du dialogue permet de penser une cohabitation des idées et des cultures qui ne soit pas seulement neutralité bienveillante de la part des institutions, mais participation active des citoyens.
Abélard n'aura pas réussi à maîtriser le récit de sa vie : au lieu de la glorieuse Passion philosophique que seul il entendait écrire, une autre Passion s'écrit malgré lui et à deux mains - la passion de la maîtrise. Cette maîtrise, le philosophe la désire sans oser se l'avouer. Et il la désire sur les deux scènes qu'il investit tour à tour et qui formeront les deux volets de cette étude, à savoir la scène pédagogique et dialectisée du xiie siècle qui préfigure les combats d'une université encore à venir, et cette autre scène apparemment étrangère à l'exercice de la philosophie qu'est la scène érotique. D'une scène à l'autre, il s'agira de lire ce que le maître ne veut pas savoir de l'exercice de la philosophie : que ce soit la férocité agonistique qui double l'amour qu'il proclame pour le vrai, ou l'érotisation du logos qui constitue la tentation secrète et littéraire du discours philosophique, érotisation que le philosophe veut effacer, et qu'Héloïse persiste à infliger, malgré lui et à son insu, au discours par trop édifiant qu'il lui adresse.