Les aveux de La chair, dernier volume de l'Histoire de la sexualité, fruit de près de huit ans de travail sur le christianisme ancien, est le livre auquel Foucault aura consacré le plus de temps, sans parvenir à l'achever complètement. Le détour par les Pères de l'Église (Tertullien, Augustin, Cassien, etc.) devait contribuer à éclairer le rapport que l'Occident entretient au corps et à ses plaisirs, au croisement de la subjectivité et de la vérité. Publiés posthumément en 2018, déjà traduits en plusieurs langues, Les aveux de la chair révèlent l'étendue des recherches conduites par Foucault sur les premiers siècles chrétiens, que les textes et les cours jusqu'ici connus laissaient à peine deviner. Le présent ouvrage organise une rencontre inédite : les lectures « chrétiennes » de Foucault sont ici interrogées par seize historiens, philosophes et théologiens internationaux, spécialistes de cette période ainsi que de la pensée de Foucault. En quoi l'approche de Foucault renouvelle-t-elle la manière de lire les Pères ? Permet-elle d'aborder autrement la question de la nouveauté apportée par le christianisme dans la culture antique ? Et comment cette nouveauté peut-elle faire sens en philosophie aujourd'hui ? Questions cruciales, non seulement pour l'histoire des idées, mais d'abord et avant tout pour la compréhension de notre actualité.
Les réflexions de Nietzsche sur les femmes n'ont pas une place marginale dans son oeuvre ; elles ne sauraient se réduire à des préférences personnelles et moins encore à des égarements ponctuels. Bien au contraire, elles s'inscrivent dans son entreprise philosophique et sont en étroite relation avec les thèmes centraux de sa pensée. Examiner les images de femmes que Nietzsche construit et les rôles qu'il leur accorde, étudier la façon dont il se sert de la typologie dans ses analyses de figures féminines, soulever la question de savoir pourquoi il crée des personnifications féminines d'entités abstraites, s'interroger sur ses positions vis-à-vis des femmes émancipées, comprendre les raisons qui le conduisent à combattre frontalement les femmes de lettres : voilà le fil conducteur de cette enquête. À partir d'une lecture immanente des textes de Nietzsche, Scarlett Marton met en relief les ambivalences multiples et variées qui caractérisent ses prises de position à l'égard des femmes : elles concernent le comportement des femmes mariées face aux esprits libres, l'attitude des femmes aimantes vis-à-vis de leurs amants, les traits des femmes bien-aimées de Zarathoustra, comparés à ceux des femmes seulement humaines. En définitive, quand il traite des femmes émancipées, Nietzsche ne témoigne plus d'aucune ambivalence. Il retrouve le geste d'exclusion caractéristique de la philosophie des temps modernes.
Dans cet ouvrage, l'auteure montre comment la pensée de Spinoza se constitue et nous constitue aujourd'hui. Elle expose sa pratique de l'histoire de la philosophie fondée sur le double mouvement du pointillisme méthodologique et de l'appréhension des lignes de force. Elle s'interroge à la fois sur la puissance des mots, leur présence ou leur absence dans le corpus, qui vient torpiller les grandes machines interprétatives, et sur la dynamique des idées qui poursuivent leur vie propre durant les siècles. À travers l'étude de la composition des corps - corps animal, corps humain, corps propre, corps politique - et l'examen de la force actuelle de ses idées dans différents champs, il s'agit de penser Spinoza à l'oeuvre, tel que ses textes, à la lettre, opèrent encore et toujours sur nos esprits.
Bien que marginale, la notion de jouissance joue un rôle fondamental dans le programme philosophique de Spinoza. Si certains commentateurs se sont penchés sur cette notion notamment à partir de l'étude de l'affect de gaudium, leurs études sont centrées uniquement sur les problèmes que ce dernier peut poser à l'éthique spinozienne. Ils passent ainsi sous silence le rôle structural de la notion de jouissance, qui se dévoile pourtant à qui prête attention à son champ lexical. Ce livre délie la trame complexe que forment les termes gaudium, fruitio, delectatio et obtinentia dans la philosophie de Spinoza, pour rendre possible une reconstruction du concept de jouissance. La notion de jouissance n'est, en effet, pas réductible à l'affect passif de joie, dénommé gaudium et défini en Éthique III, ni même à un simple affect, actif ou passif. Quelle est donc la vraie place de la jouissance dans le système de Spinoza ? Qui jouit ? De quoi jouit-on ? Voici quelques-unes des questions que ce livre s'efforce d'éclairer, en parcourant des chemins divers - analyse lexicale, reconstruction conceptuelle, comparaison structurale -, toujours à partir de textes précis pris dans l'ensemble de l'oeuvre du philosophe.
Le paradoxe fondamental qui vient à la fois constituer et mettre en péril la politique, c'est qu'il n'y a pas d'autorité des institutions et des lois sans le soutien au moins tacite et spontané de la multitude, multitude dont il s'agit en même temps de reconnaître qu'elle est composée d'individus et de groupes sociaux qui désirent n'en faire qu'à leur tête. Ce paradoxe est souvent dénié par les philosophies politiques qui se contentent d'invoquer une légitimité idéale pour justifier une obéissance en droit. Les concepts de disposition et d'habitus, tels qu'ils sont théorisés par Pierre Bourdieu, permettent de comprendre à même la pratique comment s'établit, de fait, la domination d'un ordre. Spinoza, tout en s'accordant sur des points fondamentaux avec le sociologue, insiste néanmoins sur la dimension passionnelle et donc inconstante des dispositions, et par là assume davantage encore le paradoxe. Un pouvoir n'est obéi que s'il sait se faire désirer, qu'il soit légitime ou non. C'est alors une conception de l'État et des institutions politiques tout à fait originale qu'élabore le Traité politique, où il s'agit moins de les fonder en légitimité que de les faire fonctionner malgré, et même par, les passions pourtant inconstantes et variées du vulgaire. Encore faut-il que cette domination s'exerce au profit de tous et de chacun : une Realpolitik, au sens de Pierre Bourdieu, est ainsi constituée par Spinoza, où le pouvoir n'est détenu par personne en particulier, mais dispose tous les citoyens à la concorde et à la paix, malgré eux mais, autant que possible, de bon gré.
Cet ouvrage se donne pour tâche de répondre à une question apparemment simple : qu'en est-il aujourd'hui de la pensée foucaldienne ? Bien loin de vouloir ériger Foucault en auteur canonique, il se propose d'esquisser le tableau, le plus large et le plus différencié possible, des études foucaldiennes contemporaines. Il s'efforce donc non pas de restituer la richesse des différents visages de Foucault - penseur tout à la fois de l'historicité et du présent -, mais plutôt de faire valoir, de manière inédite, d'autres perspectives et une multiplicité d'« usages » de sa pensée en philosophie comme en histoire, en sociologie comme en esthétique, en économie comme en droit. Chantier ouvert, traversé par des lignes de problématisation parfois très diverses, cet ouvrage prend au sérieux la question de ce que Foucault peut encore nous apprendre aujourd'hui. Foucault, Foucault(s) : les noms d'une cartographie qui ne cesse de s'esquisser autrement sur ses propres bords, de croître et de tracer des lignes nouvelles. Le nom aussi d'un espace de questionnement toujours vivant.
Mikel Dufrenne a croisé les principales problématiques qui ont traversé la seconde moitié du xxe siècle. Il les a considérées avec un regard attentif et critique, soucieux de tracer un chemin singulier mais désireux de s'inscrire dans une tradition de pensée philosophique spécifique et exigeante. La réception de son oeuvre pose question : encensée dans les années 1950, elle s'est progressivement réduite en France, notamment vers les années 1970, alors qu'elle fait l'objet aujourd'hui d'un regain d'intérêt. L'étude entend montrer que de telles fluctuations sont liées au malentendu qui fait de Dufrenne l'auteur d'un seul livre, la Phénoménologie de l'expérience esthétique,qui à lui seul ne rend pas compte de l'originalité de sa pensée. Lire Dufrenne, c'est découvrir l'importance de sa réflexion éthique et politique et la stabilité d'une pensée dédiée à la défense des valeurs de « l'humain » et de « l'homme ». C'est aussi se livrer au plaisir de l'élaboration de fictions philosophiques répondant à la tentation de rationaliser une vision du monde par le biais d'une philosophie de la Nature relayée par la notion d'a priori. L'unité de cette oeuvre réside dans l'hypothèse d'une Nature artiste que le philosophe veut penser dans le cadre d'une philosophie non théologique.
La différence sexuelle de l'homme et de la femme est-elle un simple fait physiologique, ou bien également un effet des normes sociales ? En 1990, dans Trouble dans le genre, Judith Butler soutient que la catégorie de « sexe » ne se contente pas de décrire une différence naturelle entre l'homme et la femme, mais contribue à la produire, par la répétition des normes du genre dans les discours et les pratiques sociales. Pour déconstruire ces catégories naturalisantes (« homme » et « femme »), Butler inscrit sa critique du sexisme dans une critique plus globale de l'hétérosexisme, c'est-à-dire de l'injonction sociale à l'hétérosexualité. Trouble dans la matière s'ouvre sur le contexte polémique de la réception de Judith Butler en France, dans les cercles où l'on reproche aux études de genre de semer le trouble dans la lutte des classes. En mettant au jour la dimension matérialiste de la thèse butlerienne de la construction discursive du sexe, l'ouvrage interroge en retour la fécondité de son analyse du pouvoir des mots pour la critique sociale d'inspiration marxiste. En explorant la postérité singulière de Marx, d'Althusser à Foucault, au prisme de l'épistémologie de Canguilhem, Audrey Benoit fait de la construction discursive du « sexe » le point de départ d'une réflexion générale sur la production de la réalité sociale par les discours qui prétendent la décrire. Elle propose ainsi des éléments pour une épistémologie matérialiste qui considère le pouvoir du discours de produire et de transformer la réalité sociale.
À la périphérie des institutions publiques et privées se développent aujourd'hui des formes nouvelles de communs. L'idée centrale de ce livre est que le Commun fait système avec l'État et le Marché et qu'il existe une pluralité d'options et de pistes possibles d'aménagement de cette combinatoire. Il ne s'agit pas ici de promouvoir les communs per se, mais d'observer les conditions et les voies de déploiement de différentes formes de communs à la lisière des systèmes institués (comme l'État et le Marché), d'évaluer leurs transformations, d'examiner les dimensions éthiques de leur mobilisation. Cet ouvrage réunit des chercheurs, des enseignants de plusieurs disciplines et différents acteurs privés et publics du Commun qui apportent à la fois des précisions théoriques - du côté du droit et de la philosophie en particulier - et leurs expériences pratiques dans les domaines de l'énergie, de l'agriculture et du numérique.
En France, Nietzsche fut un temps l'emblème oraculaire de toutes les subversions et son nom côtoyait couramment ceux d'Artaud et de Bataille. Puis vint l'âge de son académisation qui permit sans doute bien des avancées et où on lui attribua l'insigne mérite d'avoir élaboré un système tout à fait cohérent dont la reconstitution méticuleuse pouvait occuper toute une vie. Le présent ouvrage fait le pari que le moment est peut-être venu de mettre en avant un autre Nietzsche, dont l'oeuvre obéit à une dynamique originale où s'enchevêtrent des registres dont l'homogénéité ne va pas de soi. C'est le concept d'historicité qui est mobilisé à cette fin. Le passé lointain auquel doit régresser le savoir généalogique ; la réitération indéfinie du même présent que la sagesse de l'éternel retour doit inciter à vouloir ; le futur un peu brumeux de très long terme auquel doit oeuvrer le véritable créateur : trois temps et trois registres dont l'analyse a été distribuée ici en trois problèmes - objectivité, répétition, évolution. On ne doit pas trop vite présumer qu'ils n'en font qu'un. Au contraire : toute la difficulté est de savoir comment tirer ensemble ces fils, si seulement il faut les nouer et si oui, selon quelles modalités, qui ne sont pas forcément celles du système. On peut encore dire ce qui précède autrement : si Dieu est mort et si Nietzsche s'est efforcé à tout prix de conjurer la posture du prêtre, le lecteur doit en tirer les conséquences. Interpréter, c'est ruminer, pas refermer.
Philosophes, historiens, littéraires, scientifiques examinent dans cet ouvrage les enjeux, passés et actuels, de la « querelle de l'âme des bêtes », vive controverse qui passionna les philosophes de la seconde moitié du XVIIe siècle à la première moitié du XVIIIe siècle. Au coeur de la querelle, l'animal-machine cartésien. Descartes porte à son paroxysme la différence entre l'homme et les bêtes et soumet deux propositions radicalement opposées : il faut soit prêter aux bêtes une âme et donc des capacités qui, en droit, égalent celle de l'homme, soit leur refuser toute âme. Il brise ainsi la continuité hiérarchique établie depuis l'Antiquité entre l'homme et l'animal qui, tout en installant le premier dans une supériorité de droit sur le second, le retenait en même temps dans un lien d'appartenance commune à un univers ordonné et finalisé. L'ouvrage explore les multiples développements de la querelle après la mort de Descartes, jusqu'aux Lumières et au XIXe siècle, et en dégage les motifs profonds. Loin d'être inconsistante, cette querelle possède un noyau philosophique véritable qui, au-delà des bêtes, la montre comme une querelle des hommes entre eux, opposant une nouvelle conception à une ancienne : une définition et une mise en question de l'homme, de la raison, des rapports de l'âme et du corps... Certes, cette querelle de l'âme des bêtes apparaît aujourd'hui largement caduque, entraînée dans le déclin de la notion d'âme dont elle était foncièrement solidaire et dont elle a sans doute représenté une forme historique de résistance. Cependant, elle trouve peut-être son véritable prolongement actuel - plutôt que dans le champ de la question de l'animal où l'aspect éthologique des performances et celui éthique des droits l'ont globalement supplantée - dans les débats autour des machines de nouvelle génération, porteuses d'ambiguïtés tout aussi troublantes et chargées de décisives interrogations pour l'homme qui les crée et s'y réfléchit.
Que se serait-il passé si Adam n'avait pas péché ? Le récit de la Chute ne raconte pas seulement comment le premier homme et la première femme ont désobéi et ont été chassés du jardin de l'Éden. C'est aussi un instrument formidable pour penser philosophiquement la nature humaine, ses potentialités et ses limites, pour dessiner les différents plans d'une anthropologie complexe et diversifiée. La rupture du péché originel, qui instaure un Avant et un Après de la nature humaine, a représenté un défi intellectuel, une provocation pour la philosophie que la pensée médiévale - et moderne - a voulu recueillir et affronter. Cette nécessité s'est faite d'autant plus pressante que d'autres modèles anthropologiques devenaient disponibles, au premier rang desquels le modèle aristotélicien, où l'idée d'une rupture dans l'histoire humaine ou d'une naturalité scindée n'avait pas sa place. Les réflexions sur la Chute ont donné lieu à des débats importants sur le langage, la liberté et le mal, le bonheur, les passions, le corps, la vie et le pouvoir politique, le droit, le travail, qui sont l'objet des chapitres de ce livre. Prises ainsi dans leur dimension anthropologique, ces questions autour de la Chute deviennent un véritable modèle épistémologique pour penser la naturalité de l'homme et son histoire, en termes de dégradation ou de progrès, modèle qui dépasse l'époque médiévale et rejoint des questionnements que l'on retrouve notamment à l'âge classique.
Quelle connaissance avons-nous de l'ordinaire et sa normativité ? Quelle en est la grammaire ? Mais aussi plus largement, dans quelle mesure un même concept d'ordinaire permet-il de mieux comprendre ces vies que nous menons, des plus prosaïques aux plus éloignées ? Enfin, quelle forme donner à ces vies ordinaires ? Telles sont les grandes lignes de ce volume consacré aux concepts d'ordinaire. Depuis près de deux décennies maintenant, l'ordinaire s'est en effet imposé comme un nouveau champ de recherches en philosophie. Ce volume collectif témoigne de la richesse et du caractère profondément novateur de ces explorations, et cherche à établir plus fermement ce que l'on appellera les « concepts de l'ordinaire ».
Les études, ici rassemblées, portent toutes sur l'assertion célèbre de la Politique d'Aristote (Politique I, 1-2), selon laquelle « l'être humain est un animal politique ». Elles prennent en compte les éventuels effets du « tournant biologique » sur la fameuse formule aristotélicienne, « l'être humain est un animal politique par nature », et en explorent les implications. L'analyse répétée des mêmes passages permet de remettre la formule de l'animal politique dans son contexte, ce qui est le premier effet attendu de cette publication. L'objectif est de défaire la proposition étudiée de son statut d'énoncé absolu ou, pire encore, de slogan, pour en montrer les inflexions et les conditions. Un consensus semble bien s'établir entre les différents auteurs sur l'impossibilité d'une lecture réductionniste de la thèse de l'animal politique humain.
Les désaccords philosophiques dont l'idée de liberté fait constamment l'objet ne font-ils pas signe, au-delà des querelles métaphysiques, vers la dynamique réelle de la liberté - et indissociablement de son idée - dans ses productions socio-historiques et, par conséquent, jusque dans ses négations ? Cet essai propose un travail généalogique autour du mot « liberté » : les significations successivement attribuées à ce concept sont essentiellement reliées à des expériences d'aliénation, dont elles constituent des projections en positif, idéalisées. Articulant histoire de la philosophie et philosophie sociale, Peggy Avez explore plusieurs configurations - la peur de l'exil dans l'Antiquité, la conception chrétienne de l'homme endetté, la crainte asservissante d'autrui pour les modernes et la peur contemporaine de l'objectivation unilatérale - chacune forgeant des significations de la liberté comme autochtonie, rédemption, sécurité et réinsertion du sens. De la « dialectique négative » de l'idée de liberté - ce dont les idéaux de liberté veulent émanciper l'homme constitue ce qui le conduit à s'aliéner - à la dialectique de la praxis - dans laquelle l'idée de liberté devient mythe et mobilise des mécanismes psychologiques à la faveur desquels l'aspiration à l'émancipation se mue en désir d'adaptation et d'obéissance -, l'auteure suit comme fil directeur l'histoire de la philosophie, qui fournit des éléments fondamentaux non seulement pour réveiller les sens du terme « liberté », confusément sédimentés dans notre usage discursif, mais aussi pour comprendre le rôle essentiel de l'idée de liberté dans l'imaginaire social.
Faut- il que la nature soit vierge ou intacte pour se voir reconnaître une valeur ? C'est l'idée que les premières philosophies environnementales, apparues dans les années 1970 et centrées sur la nature sauvage ou la notion de wilderness, semblaient conforter. Ce faisant, elles laissaient penser que, sur les terres habitées ou transformées par les hommes - qui couvrent la majorité de la surface de la planète -, il fallait renoncer à penser la nature. Dépassant cette approche dualiste opposant préservationnistes et modernistes, l'auteur explore une voie médiane : contre l'idée que la nature résiderait seulement dans quelques lieux remarquables, il propose d'appréhender la gamme différenciée de nos rapports à la nature quotidienne. Car il y a bien de la nature dans les sociétés humaines et, en regard, nous faisons société avec elle. C'est en immersion dans les mondes agricoles et en avançant une description des pratiques multiples qui, dans les champs, les friches et les jardins, nous mettent en relation avec des partenaires non humains, que cet ouvrage propose donc l'élaboration d'une éthique de la nature ordinaire.
L'ouvrage, qu'on situera volontiers dans le sillage et l'exploration de l'assertion forte, programmatique, qui ouvre la « petite physique », au scolie de la proposition 13 de la seconde partie de l'Éthique, se propose d'explorer les rapports entre aptitudes, changements, et accommodements, afin de découvrir si, de façon larvée ou explicite, la conception spinoziste de l'essence n'aurait pas à (nous) offrir des ressources de plasticité. Celles-ci, pour peu qu'on y porte son attention, pourraient être proportionnelles au nombre des contextes affectifs que la nature exerce sur les individus qui la peuplent, et donc, selon le chapitre 6 de l'appendice de la quatrième partie de l'Éthique, « quasiment infinies ». Tentons alors, à l'aide des textes du philosophe néerlandais, de mesurer l'étendue de ces ressorts.
Qu'est-ce que l'exploration ? Comment se présente-t-elle dans les voyages qui ont dessiné la cartographie du monde moderne de la Renaissance aux Lumières ? Par l'étude d'un corpus portant sur le Nouveau Monde et le Continent austral, cet ouvrage analyse le rapport avec le nouveau et l'inconnu. Il a pour but de montrer que l'épistémologie de l'exploration est un champ sui generis à travers lequel se laisse ressaisir l'âge classique. Trois pôles organisent ce champ. La géographie, d'abord, avec la terra incognita de l'exploration comme lieu paradoxal, horizon de sens et prisme philosophique de Bacon à d'Alembert. L'anthropologie, ensuite, avec les récits de voyageurs qui affirment avoir bel et bien vu des géants et la grande polémique sur l'existence de ces derniers qui court d'Acosta à Buffon. Le temps, enfin, avec la réflexion sur le vieillissement du monde, l'appauvrissement de la nature et la gigantum demonstratio chez Vico. Cette histoire philosophique de l'exploration construit bien un moment singulier qui prend fin avec la conviction que le globe est désormais connu. Alors, quand il n'y a plus rien à savoir de ce monde, c'est le savoir lui-même qui doit se penser autrement.
Qu'est-ce que l'« épistémologie historique » ? À cette question ce volume répond en esquissant le portrait d'un Janus bifrons, dont l'une des faces est tournée vers le « style français » traditionnel en histoire des sciences et l'autre vers les avancées épistémologiques anglo-saxonnes les plus contemporaines. Quels sont les échanges, les continuités et décalages, les convergences et divergences entre des philosophes ou historiens des sciences aussi divers que Gaston Bachelard, Georges Canguilhem, Michel Foucault, Ian Hacking, Hans-Jrg Rheinberger, Peter Galison ou Lorraine Daston ? De même que l'on peut distinguer différentes époques et versions de l'épistémologie historique et de l'historical epistemology, de même les « méthodes » mobilisées dans des contextes scientifiques particuliers sont très diverses. Ce volume vise à réfléchir plus avant, à partir de l'étude de cas précis, sur les modalités selon lesquelles des objets et des concepts émergent historiquement à l'intérieur des diverses sciences. Les objets mathématiques ont-ils une histoire ? Comment des sujets humains sont-ils devenus les objets d'une science de l'observation ? Le traitement statistique des données est-il la seule issue possible pour les sciences médicales ? En donnant ces exemples, parmi d'autres, des possibilités d'interactions entre sciences, philosophie et histoire, ce volume veut montrer que l'épistémologie historique n'est pas un « livre de recettes » méthodologiques, mais bien plutôt un champ de questionnement ouvert : la flexibilité de l'épistémologie historique lui permet de répondre à bon nombre des défis posés par la philosophie des sciences contemporaine.
Axel Honneth a élaboré une critique de la société moderne au prisme du concept de reconnaissance. Jacques Rancière a construit une théorie de la politique moderne à partir du concept de mésentente. Ils s'attachent tous deux à analyser les logiques d'exclusion et de domination qui structurent les sociétés contemporaines. Dans un précieux dialogue, les deux philosophes explorent les affinités et les tensions entre leurs approches respectives. Ils contribuent ainsi à renouveler le cadre d'une théorie critique et à repenser les conditions du changement social et politique. La discussion est enrichie par des textes des deux penseurs, et elle est précédée d'une présentation substantielle qui remet en perspective ce dialogue critique.
Hobbes nous dit que le mot « liberté » est spécieux. Il existe de fait un contraste frappant entre la plénitude que peut donner l'énonciation du mot, comme dans le célèbre poème d'Éluard, et le sentiment de vide provoqué par la désolante diversité des usages concrets, parfois ouvertement contradictoires. Tôt ou tard, la réflexion bute sur la polarité de la liberté comme affirmation de l'ordre censé nous protéger de la licence, de l'anarchie ou du nihilisme, c'est-à-dire de la « fausse » liberté, ou comme négation de l'ordre dont les contraintes sont suspectées d'être oppressives et incompatibles avec la « vraie » liberté. Les contradictions entre les conceptions de l'ordre associées à la liberté donnent une justification à la conception de la liberté comme négation. Mais celle-ci est également difficile à tenir car elle risque de nier son objet en basculant dans la licence illimitée. Le conflit entre la liberté comme affirmation et la liberté comme négation n'est pas un défaut du concept. Il faut plutôt dire : la liberté est l'un des concepts qui servent à penser la production historique d'objets par l'activité collective et conflictuelle des hommes. L'oscillation entre ces deux pôles, qui peut être embarrassante au point d'inciter à n'en plus parler, montre que de tels concepts ont une structure ludique, au sens de ce qui fait l'intérêt de jeux intellectuels aussi futiles que les échecs. Ce livre peut se lire comme une introduction au jeu conceptuel de la liberté.
Que Montesquieu ait le genre d'esprit de Montaigne, comme on a pu le dire à propos de l'auteur de L'esprit des lois, signifie en premier lieu que l'histoire de tous les hommes qui ont vécu s'offre d'abord pour lui comme une sorte de présent universel. L'écoulement temporel n'implique pas que l'histoire du monde soit partagée en époques ; les faits historiques se disposent dans un milieu temporel homogène. Ainsi Montesquieu rompt-il avec la conception chrétienne de l'histoire qui suppose, elle, des époques distinctes et donc une altération radicale de notre rapport au temps historique à partir de la venue du Christ. Mais Montesquieu pense évidemment le rapport de l'avant et de l'après, la différence de l'Ancien et du Moderne. L'enjeu est alors de prendre en compte ce rapport sans faire intervenir un partage de l'histoire universelle en époques. Montesquieu est un jurisconsulte et un historien du droit ; c'est dans la connaissance du droit romain, du droit français et de leur filiation qu'il trouve les concepts qui président à l'interprétation de l'histoire. Il y découvre en particulier un modèle de production du droit qui est celui de l'équité romaine et du droit prétorien, ainsi qu'une certaine idée de la nouveauté qui se manifeste comme retour d'un passé occulté - et non sous la forme d'un commencement absolu. Sous cette double hypothèse, les concepts de la philosophie politique et les faits de l'histoire universelle s'ordonnent dans L'esprit des lois en vue de la constitution d'une summa ratio qui n'est pas celle d'un législateur, mais plutôt celle de l'esprit législateur à l'oeuvre dans l'histoire.
Aussi familier soit-il, le désaccord déconcerte et déroute. Qu'on s'en délecte ou qu'on le fuit, objet secret de désir ou de crainte, le désaccord reste une énigme. Le concept, sans cesse, se dérobe et résiste. Il échappe aux tentatives de le réduire à une définition trop étroite, sans souplesse ni texture. À contre-courant des idées reçues, à rebours de la doxa philosophique, le présent ouvrage travaille à révéler l'unité structurelle et la valeur profonde du désaccord. Dès lors, les vingt-trois contributions réunies ici en dévoilent le sens et la grandeur, par contraste avec ce qu'il n'est pas. Dans la diversité des approches, elles incitent à une conversion du regard et permettent de percevoir le désaccord comme une occasion, une chance et une richesse. Elles aident à en cerner la variété des fonctions, logiques et usages. Une variété qui, tout compte fait, raconte l'histoire de la démocratie - sa complexité et les doutes permanents qui l'habitent. Distincts et pourtant complémentaires, tous ces points de vue éclairent un même enjeu, d'une actualité brûlante : la liberté et les défis posés par sa pratique. En effet, que serait la liberté sans la possibilité même du désaccord, sans les occasions multiples, et parfois contradictoires, de le faire valoir, de le revendiquer, de l'assumer ? Une coquille vide et un terrain sur lequel rien ne pousse ! Arpenter le chemin démocratique du désaccord, n'est-ce pas, dès lors, redonner à la liberté son courage et sa vitalité ?
Cet ouvrage relie deux notions fondamentales des Lumières : d'une part, le moi et, d'autre part, la nature proche, en rapport vécu avec l'homme, qui correspond avec quelques nuances à ce qu'on appelle aujourd'hui « environnement ». Si ces deux notions ont souvent déjà été étudiées, c'est soit en les mêlant à d'autres, telles le sujet ou l'individu pour le moi, soit en les reportant sur la nature, le « sentiment de la nature » ou la généalogie de l'écologie pour l'environnement, et, surtout, sans prendre particulièrement en compte leur lien mutuel. Or, au sortir du xviie siècle, le moi, dépouillé par la critique philosophique de son armature interne d'âme ou de substance, est en quête d'une matrice pour se penser sur un mode désormais non essentialiste. C'est alors en se projetant dans des types de rapport qu'il pourra produire de nouveaux modèles d'intelligibilité de lui-même, participant ainsi indirectement de la genèse de l'anthropologie en cours : qu'il s'agisse du moi fragile, exposé aux déterminismes extérieurs et foncièrement incertain de lui-même ; du moi cadré, observant un ordre fixé par une volonté surplombante, souvent - mais pas toujours - celle de Dieu lui-même ; du moi fort, maître d'une nature à administrer et de climats à transformer (mais susceptible aussi de formes plus originales) ; ou enfin du moi saturé, débordé par une capacité d'émotion se projetant à travers l'extériorité naturelle. Ces différentes figures - qui se croisent et se combinent chez Locke, Hume, Condillac, Dubos, Montesquieu, Volney, Linné, Diderot, Buffon, Marivaux, Prévost, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et bien d'autres encore -, loin de types rigides et séparés, sont autant de visages du même moi multiple, celui de la modernité et peu ou prou toujours le nôtre. Cette reconfiguration fondamentale opérée au xviiie siècle, nouant le destin du moi à son environnement, installe un terrain de sensibilité qui permettra aux siècles suivants, malgré tous les obstacles, retards et difficultés, la réception de l'écologie scientifique, puis politique et enfin aujourd'hui éthique, horizon irréductible à une simple nécessité extérieure et fonctionnelle.