Depuis quelques années s'intensifient les rapports entre une société de l'information et une économie de l'attention : plus l'information est abondante, plus l'attention est rare. Alors que le travail se formule comme une lutte contre l'oisiveté et impose une certaine discipline de l'attention, la consommation, quant à elle, impose précisément de capter et perturber l'attention disciplinée. Progressivement, elle se monétise et progressivement, nous nous en sentons dépossédés. Pourquoi tenons-nous au concept d'attention ? L'attention ne constitue pas simplement un nouvel objet auquel l'éthique et la philosophie politique devraient s'intéresser. Loin de se limiter à développer une éthique appliquée de l'attention, problématiser l'attention nous amène à re-questionner les champs de l'éthique et de la philosophie politique. Pour répondre à ces questions, ce livre fait le pari de la pluridisciplinarité en rassemblant des travaux de différents horizons.
Le traité de Plutarque Sur le visage qui apparaît dans le disque de la lune (communément désigné par son titre latin en abrégé : De facie) comprend deux parties, une discussion sur la nature du visage que donne à voir la lune et un mythe final. La première partie est d'un intérêt considérable pour l'histoire de l'astronomie, de la cosmologie, de la géographie et de la catoptrique. Le fait que Képler a traduit et annoté ce traité atteste de la haute valeur scientifique de ce dernier. Quant au mythe final il constitue un document important pour notre connaissance de la démonologie et des théories de l'âme dans la tradition platonicienne.
Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur propose une reconstitution réflexive du « soi » dans son rapport à autrui. Le concept du soi qui se dégage ainsi permet de penser la responsabilité éthique tout en évitant les illusions de la métaphysique du sujet. Pour y parvenir, l'herméneutique de Ricoeur trace une voie médiane entre l'autoposition du sujet de la tradition cartésienne et sa déconstruction par la critique nietzschéenne et post-nietzschéenne. Dans cette perspective, deux thèmes s'imposent comme fil conducteur à l'interprétation du livre : d'une part, la dualité entre l'identité-idem et l'identité-ipse ; d'autre part, la reprise du concept de sujet sous le primat de la question éthique. Fruit d'un séminaire franco-belge associant l'Université Lille 3, l'Université Libre de Bruxelles et l'Université de Liège, ce livre propose des contributions sur ces deux thèmes.
La connaissance est une forme de vie, relative à la situation contingente de celui qui la produit. La logique herméneutique étudie cette relativité, non pour la dénoncer, mais pour y voir au contraire la source de la véritable valeur qui s'attache à la connaissance. Cette étude fut menée au début du xxe siècle par Hans Lipps, Georg Misch, Josef Knig et Martin Heidegger. Si la logique classique tente de comprendre comment le langage peut décrire l'expérience dont il parle, et appelle « signification » et « vérité » cette relation de description, la logique herméneutique élargit la recherche logique, en examinant non seulement comment on doit parler de l'expérience, mais également comment l'expérience nous fait parler. Ainsi déploie-t-elle un relativisme optimiste, en découvrant la source du sens (logos) de nos paroles et de nos connaissances dans l'interprétation que chacun fait de la situation dans laquelle il vit.
S'il est une dualité majeure qui a traversé et polarisé toute l'histoire de la philosophie, c'est bien celle entre « sentir » et « penser ». Nous sommes accoutumés à opposer l'immanence vivante du sentir, subjective et singulière, à la rationalité anonyme d'une pensée visant l'universel et l'immuable. Mais ce cloisonnement est-il pour autant pertinent ? L'activité de penser se construitelle contre la sensibilité ou à partir d'elle ? Il n'y a sans doute aucun philosophe pour qui ces questions n'aient représenté une urgence, en ce qu'elles interrogent le sens même du philosopher. Plus encore, le paradoxe « sentir et penser » concerne l'existence humaine dans toutes ses dimensions. Que signifient parler, agir ou éprouver, pour un être qui, « animal rationnel », à la fois sent et pense ? L'enjeu devient alors de savoir comment et jusqu'où s'élabore cet entrecroisement constant de la pensée et du sentir. Les contributions rassemblées dans ce volume proposent de parcourir ces questions, depuis l'Antiquité jusqu'aux philosophies contemporaines. Elles font suite aux journées « TransPhilosophiques » (2010) qui, sous le parrainage de Nicolas Grimaldi, ont rassemblé doctorants et jeunes chercheurs de France et de Belgique.
Cette étude porte sur la Platos Ideenlehre, la grande monographie que Natorp - l'un des principaux représentants avec H. Cohen et E. Cassirer de l'École de Marbourg - consacra en 1903 à Platon. Toute la difficulté (et tout l'intérêt) de cette monographie tient à l'ambiguïté de la stratégie interprétative adoptée par son auteur : la théorie des Idées est certes conçue comme l'origine historique de la méthode transcendantale établie par Kant dans la première Critique, mais la lecture que Natorp propose du texte platonicien est surtout pour lui l'occasion d'élaborer une conception originale de l'idéalisme critique qui se démarque sur certains points fondamentaux de la lettre kantienne. En ce sens, la lecture des Dialogues consiste moins à repérer les prémisses d'une doctrine constituée en dehors d'eux qu'à résoudre les deux problèmes majeurs de tout idéalisme véritable. Premièrement, comment concevoir l'articulation entre la discursivité logique et la réceptivité sensible sans mettre cette dernière au compte d'une faculté radicalement étrangère à la pensée ? Platon est précisément aux yeux de Natorp celui qui s'efforce de comprendre « la nature étrangère à la forme » non comme une altérité absolue, un datum extra-logique, mais comme l'autre qui est propre à la pensée. Deuxièmement, que signifie « être » pour l'Idée ? Platon a clairement reconnu selon Natorp l'impossibilité de concevoir cet être comme une existence donnée : la pensée comme procès dialectique est au contraire originaire et l'Idée comme hypothèse ou position discrète ne reçoit de consistance qu'au sein de la continuité pure du dialegesthai.
La tâche urgente de notre époque est de remonter aux fondements du laïcisme. Le débat qui eut lieu en janvier 2004 entre Habermas et Ratzinger, publié dans la revue Esprit, met en évidence le caractère central du problème d'un auto-fondement de l'État démocratique dans le cadre d'une pensée laïque. C'est dans un tel contexte que les réflexions de Guido Calogero s'avèrent déterminantes. Élève de Croce et de Gentile, il se nourrit du néo-hégélianisme italien et épouse son exigence d'une pensée parfaitement immanentiste. Il va plus loin encore et déplace le terrain de la réflexion philosophique : la gnoséologie ne peut que conduire la pensée à retomber dans ces formes métaphysiques qu'il s'agit de dépasser. C'est la volonté qui constitue le véritable principe premier, auto-fondateur. Volonté qui échappe à l'irrationalisme comme à l'intellectualisme si l'on retrouve à sa racine le choix fondamental entre l'égoïsme et l'altruisme, choix omniprésent qui se formule à travers l'impératif du dialogue, le devoir de comprendre l'autre : « Ou bien je veux comprendre les autres, ou bien je veux rester seul avec moi-même ». Ce principe du dialogue est le seul principe indiscutable. Une forme de rationalité pratique post-métaphysique redevient pensable. Et c'est dans ce principe du dialogue que résident les fondements de la démocratie. Calogero tient ce pari de donner un fondement autonome à la démocratie sans pour autant arguer de son caractère purement procédural, puisqu'il nous renvoie à l'intériorité propre à tout sujet. Les droits inaliénables peuvent trouver un fondement non-métaphysique et surtout cette règle du dialogue permet de penser une cohabitation des idées et des cultures qui ne soit pas seulement neutralité bienveillante de la part des institutions, mais participation active des citoyens.
Abélard n'aura pas réussi à maîtriser le récit de sa vie : au lieu de la glorieuse Passion philosophique que seul il entendait écrire, une autre Passion s'écrit malgré lui et à deux mains - la passion de la maîtrise. Cette maîtrise, le philosophe la désire sans oser se l'avouer. Et il la désire sur les deux scènes qu'il investit tour à tour et qui formeront les deux volets de cette étude, à savoir la scène pédagogique et dialectisée du xiie siècle qui préfigure les combats d'une université encore à venir, et cette autre scène apparemment étrangère à l'exercice de la philosophie qu'est la scène érotique. D'une scène à l'autre, il s'agira de lire ce que le maître ne veut pas savoir de l'exercice de la philosophie : que ce soit la férocité agonistique qui double l'amour qu'il proclame pour le vrai, ou l'érotisation du logos qui constitue la tentation secrète et littéraire du discours philosophique, érotisation que le philosophe veut effacer, et qu'Héloïse persiste à infliger, malgré lui et à son insu, au discours par trop édifiant qu'il lui adresse.
Wilhelm von Humboldt (1767-1835) est une personnalité souvent citée, un auteur peu connu, un penseur méconnu. Son oeuvre ne trouve guère place que dans les histoires de la linguistique, comme une étape dans la série des réflexions métaphysiques sur le langage ou un moment de la préhistoire d'une science, la linguistique. En vérité, sa théorie du langage ne peut se comprendre, en sa signification profonde et en sa visée essentielle, à partir des seuls écrits strictement linguistiques plus tardifs (après 1820), mais requiert la mise à jour, objet de la présente étude, de la fondation philosophique sur laquelle elle repose tout entière. Celle-ci a été construite dans la décennie 1790-1800 sur fond d'une méditation approfondie et renouvelée du kantisme puis, sur cette base théorique, à travers l'exploration méthodique, constamment appuyée sur un savoir positif considérable, de divers domaines de la connaissance et de l'activité humaines. Compris comme autant d'essais pour élucider, grâce à la coopération de la spéculation et de l'empirie, la question : Qu'est-ce que l'homme ? reconnue comme la question fondamentale de la philosophie, les écrits apparemment hétérogènes de cette période décisive révèlent alors une réelle unité. Cette pensée, ainsi dévoilée, se montre comme une tentative très originale, sans doute en son temps inactuelle, pour frayer, à partir du criticisme décelé comme le début de la modernité, une voie tout à fait autre que celle qui, de Fichte à Hegel, s'est imposée à la postérité, celle d'une anthropologie philosophique, qui effectue la transformation de la philosophie transcendantale en une philosophie de l'homme. Celle-ci, élaborée très tôt, au tournant de deux siècles, contient la clé de l'intelligibilité de ce qu'on appelle la « philosophie du langage » de Humboldt, laquelle n'est, de fait, que l'ultime figure, celle qui achève cette transformation en découvrant le langage comme la médiation dernière entre l'homme et le monde. Dans cette optique, cette pensée authentiquement philosophique peut être appréciée comme l'origine d'une interprétation de l'univers humain qui ne trouvera sa reprise qu'en notre siècle.
Virgile et Ovide, l'indétrônable classique de la littérature latine et son meilleur lecteur, génial et insoumis, forment un des « couples » les plus féconds parmi ceux qui font fonction de véritables catégories de la réception au sein de l'histoire de la culture - Homère et Hésiode, Platon et Aristote, Léonard de Vinci et Michel Ange... Parmi ces auteurs, philosophes ou artistes dont la confrontation, sur le mode de la complémentarité ou du contraste, informe et inspire profondément cette histoire, Virgile et Ovide semblent avoir joué un rôle majeur. Contrairement à une doxa critique qui a longtemps prévalu, Virgile et Ovide n'ont pas toujours été considérés comme des « frères ennemis » que tout opposerait. La vision que l'on eut d'eux, et de leur relation, n'a cessé d'évoluer selon les genres, les pays, les époques et les goûts - au point qu'il leur arriva aussi d'être confondus. C'est à l'exploration de telles variations (et des constantes associées) et à une forme d'archéologie du modèle interprétatif constitué par les deux grands poètes que se livre cet ouvrage. Réunissant vingt contributions de spécialistes de littérature et d'histoire de l'art, de l'Antiquité à l'époque contemporaine, il propose un parcours qui ne se veut pas exhaustif, mais entend faire apprécier autrement le rayonnement d'un « couple » d'auteurs dont la confrontation a toujours été un puissant stimulus de la création littéraire et artistique, comme des débats critiques.
Inscrits dans le cadre de son enseignement de la philosophie, les textes anti-épicuriens de Plutarque illustrent les règles d'honnêteté intellectuelle que toute polémique doit respecter, sous peine de perdre toute valeur. C'est ainsi que, parmi les ouvrages conservés de son oeuvre, deux dialogues, Contre Colotès et Qu'il n'est pas non plus possible de vivre plaisamment en suivant Épicure, auxquels il convient d'ajouter l'opuscule Si la maxime « Vis caché » est bonne, nous livrent une analyse quasi systématique de l'épicurisme, qui vise à réfuter, sans déformation sectaire, des thèses adverses et, sans mauvaise foi, l'ensemble du système épicurien, qu'il s'agisse de la gnoséologie, de la cosmologie, de la théologie, de l'anthropologie, ou du souverain bien, du droit et de l'amitié. Dans tous ces domaines, les postulats initiaux sont si radicalement opposés qu'ils rendent impossibles une confrontation dialectique des idées et encore plus un effort d'empathie herméneutique. Mais, si les critiques développées par Plutarque relèvent d'une tradition largement platonicienne, et pour une moindre part stoïcienne, et ne présentent pas un caractère très original, elles reposent sur une connaissance personnelle des écrits des membres du Jardin, et pas seulement de son fondateur, et notamment de leur correspondance. À cet égard, son témoignage devient précieux. En outre, la détermination des apories inhérentes aux théories incriminées, dont la dénonciation réapparaît incidemment ailleurs dans le reste de son oeuvre à des degrés et à des titres divers, donne à Plutarque l'occasion d'affirmer avec plus de précision ses propres positions et nous permet d'entrer dans le cabinet privé de ses méditations sur les premiers principes.
Cet ouvrage collectif est le fruit d'un colloque sur les philosophies du plaisir qui a réuni philologues et philosophes, spécialistes de l'Antiquité et de la Renaissance, en juin 2004, à l'Université de Lille 3. Les études proposées analysent d'abord la formation des pensées du plaisir dans le monde antique et les débats qu'elles suscitèrent entre les différentes écoles, des grands théoriciens de l'Antiquité grecque jusqu'au début de l'ère chrétienne. Elles mettent aussi en évidence les réajustements et les discussions qui eurent lieu parfois au sein même des grandes familles philosophiques, chez les Cyrénaïques et les Épicuriens, mais aussi chez les Néoplatoniciens. On mesure alors combien l'Antiquité reste attachée à une pensée hédoniste dont la poésie latine s'est faite l'écho. En explorant ensuite le champ de la réception humaniste, ces travaux permettent d'évaluer la dette des philosophes de la Renaissance à l'égard de leurs prédécesseurs grecs et romains, mais aussi, dans un cadre politique, religieux et moral différent, de mieux cerner les enjeux d'une pensée du plaisir au sein de nouvelles configurations philosophiques, qu'il s'agisse de l'épicurisme chrétien d'un Lorenzo Valla ou de l'alliance d'épicurisme et de néoplatonisme chez Marsile Ficin. De glissements en réappropriations, un vaste corpus se dessine, en particulier de langue latine, assez délaissé jusqu'à présent et que ce recueil propose d'explorer.
La critique a chez Benjamin une double dimension : celle de la reconstruction méthodique de l'objet signifiant et celle de l'instauration d'un écart qui, préparé déjà par la distance historique, fait éclater son unité de sens. Ce geste, qui se fonde sur la philosophie du langage du jeune Benjamin, renvoie également à la théorie de l'histoire de sa maturité. Mais c'est dans la réflexion sur le concept de critique d'art qu'il élabore le paradigme intellectuel qui, au sein même de l'oeuvre, prend appui sur la conception romantique d'une critique immanente à l'objet qu'elle achève. Loin des célébrations empathiques et des réactualisations superficielles qui ont souvent caractérisé la première réception française de Benjamin, l'objectif commun des textes ici rassemblés, est de réfléchir aux fondements théoriques du geste critique chez l'auteur, en revenant sur les sources littéraires et philosophiques de sa pensée.
La calomnie est la falsification volontaire du discours d'autrui : elle fait dire à quelqu'un ce qu'il n'a pas dit. À la Renaissance, lorsque la grammaire se transforma en philologie, la calomnie devint un « philosophème », l'unité focale d'un réseau de notions et de problèmes, exprimant la nouvelle conscience des écarts entre la pensée, son expression dans une langue historique et sa communication. Contre les lectures fautives, le philologue rétablit le sens authentique des oeuvres du passé. Par son pouvoir de miner la crédibilité d'autrui, la calomnie fut également un objet de réflexion politique et religieuse, incitant même Botticelli à en donner une représentation picturale. Cet essai se propose d'analyser les dispositifs de la calomnie, ainsi que ses effets et ses remèdes, dans ses lieux historiques d'apparition. Ainsi, après avoir examiné l'émergence de la calomnie à la Renaissance, on en étudiera la réélaboration dans la défense de Descartes contre ceux qui l'accusaient d'hérésie. Le problème humaniste de la communication se transforme ici dans celui de la juste compréhension des idées et dans l'examen des passions négatives et les vertus qui les contrecarrent, notamment la générosité. Si ces éléments constituent la préhistoire de l'herméneutique, l'étude de l'herméneutique générale du xviie-xviiie siècle, visant à contrer les calomnies de l'interprète malicieux, en représente sa première forme. On verra enfin comment la calomnie fut réduite ensuite à la médisance.
Si comme le pensait Nietzsche, « les hommes supérieurs se distinguent par le fait qu'ils entendent infiniment plus », Bachelard figure parmi ces esprits pour qui penser et sentir est une seule et même chose. L'objectif de ce livre n'est pas tant de découvrir en ce philosophe un musicien que d'étudier les enjeux d'une phénoménologie de l'écoute dans l'expérience musicale qui permet de faire l'épreuve de soi, de « voir et entendre, ultra-voir et ultra-entendre, s'entendre voir et s'entendre écouter » (Bachelard). Cette conception est le fruit d'une activité créatrice intense, qui se déploie dans la musique de manière privilégiée et répond à une autre logique, fondée sur des critères éthiques et non forcément artistiques. Porteuse d'intersubjectivité, cette « esthétique concrète » n'a qu'une seule exigence : le degré de vie de l'oeuvre qu'il s'agit de transmettre. C'est dire la relation qu'a tout art avec la musique quand celle-ci est conçue comme un « jeu avec les forces », animé par un orchestre invisible, sis en chacun de nous. Cela renvoie au concept de « santé », appréhendé ici comme la capacité à « nourrir sa vie » et à l'entretenir grâce à l'exercice quotidien de la lecture active et de la pratique artistique. Il appartient au musicien qui « entend par l'imagination plus que par la perception » (Bachelard), de nous apprendre à sentir et à penser le monde, soumis aujourd'hui à une dé-perception au profit de la sensation qui conduit à une crise des modalités du lien.
Figure critique majeure des études de philologie classique en Italie, Diego Lanza a renouvelé en profondeur l'approche des oeuvres de la littérature grecque ancienne. Ses travaux conjuguent un intérêt, partiellement hérité de la philologie historique, pour l'histoire de la tradition, avec une analyse, inspirée notamment de Marx et de Gramsci, de la fonction des textes anciens comme instruments de médiation idéologique, interrogeant ainsi conjointement le passé et le présent des appropriations culturelles. Les problématiques de l'anthropologie occupent une place privilégiée dans sa lecture de l'Antiquité, mais leur espace de référence n'est pas celui de l'anthropologie structurale, de la psychologie historique ou de la critique symbolique de l'école française. C'est plutôt l'étude du folklore, où l'analyse de la culture populaire est orientée par un intérêt spécifique pour les antagonismes qui la structurent. Les essais réunis dans ce volume reviennent sur les objets auxquels Diego Lanza s'est intéressé - poésie archaïque (Homère), théâtre classique (Euripide, Aristophane), philosophie « présocratique » et classique (Anaxagore, Aristote), histoire de la philologie - et dans la diversité de leurs points de vue, esquissent un bilan des aspects les plus significatifs d'une oeuvre scientifique originale et stimulante.
Lors de son acte de naissance, l'esthétique philosophique se définit historiquement comme une épistémologie : celle du « savoir sensible », qu'en 1750 Baumgarten délimite à partir du savoir rationnel. L'esthétique se fonde comme « esthético-logique ». Sa carrière ultérieure comme « philosophie de l'art » tendrait parfois à nous le faire oublier. Trois siècles d'évolution ont-ils définitivement écarté l'esthétique de son propos initial ? Quelles que soient par ailleurs les évolutions capitales de la logique, du cadre classique au cadre transcendantal, de l'empirisme logique jusqu'aux approches cognitivistes, la question sera pourtant renouvelée : dans l'oeuvre d'art, le discours, ou la perception sensible en général, peut-on rendre compte de la valeur donnée au sensible sans référer à des cadres qui structurent formellement la connaissance ? La question pourra sembler plus contemporaine que ce qui s'énonce en 1750 : elle n'en est pas moins, à bien des égards, la même. Des regards croisés éclairent ici cette question depuis sa naissance jusqu'aux travaux actuels : logiciens, épistémologues, métaphysiciens, analystes du discours et de l'oeuvre d'art concourent à décloisonner les recherches sur le sens du phénomène esthétique. Connaissance, relations, discours, sens - les éléments qui structurent le problème sur le temps long interrogent le jugement usuel selon lequel la naissance de l'esthétique au 18e siècle serait restée sans postérité.
Réflexion sur la méthode de l'interprétation des oeuvres, l'herméneutique critique s'attache à restituer dans son contexte historique la visée des auteurs. Pour elle, les oeuvres ne sont pas des représentants d'une entité préexistante, que ce soit une tradition, un esprit national, une ontologie ou une révélation, mais des actes d'innovation. En instaurant une distance par rapport à un contexte, une oeuvre se constitue dans sa puissance de dire. Elle est porteuse d'une subjectivité, d'un jugement marquant cette distance. L'herméneutique critique prend en compte cette distance introduite par l'oeuvre, qui est aussi une puissance de rupture. L'herméneutique critique a été exemplairement développée par le comparatiste Peter Szondi et le philologue Jean Bollack. En introduisant leur rapport au poète Paul Celan, qui leur était proche, l'ouvrage reconstitue un contexte intellectuel original et peu connu en France entre l'héritage de la Théorie critique sensible chez Szondi, la poésie de Celan et le renouvellement de la philologie conduit par Bollack. La réflexion théorique est ainsi replacée dans un contexte international caractérisé, dans les années 60 et après, par le besoin de réintroduire la dimension de l'histoire dans les formes abstraites de l'expression et de l'analyse.
La question de la violence et de son traitement est une préoccupation sociale de plus en plus grande, qui suscite des débats passionnés. À cette question, la psychologie est tenue de répondre. De la violence en effet, on parle de plus en plus, ce qui n'empêche semble-t-il nullement le surgissement de ses diverses manifestations : guerre, tortures, terrorisme, violences de la rue, violences sexuelles, conjugales, physiques et/ou psychiques, violences de la société, violences symboliques, violences dans les entreprises, harcèlement, licenciements de masse, prédominance de la réussite économique sur l'harmonie des relations humaines, etc. Ces violences sont agies ou subies, elles sont le fait de sujets qui répondent parfois à des contraintes psychiques, pulsionnelles, interpersonnelles, sociales. Comment les psychologues considèrent-ils les manifestations de la violence auxquelles ils ont affaire, comment en envisagent-ils le traitement, quelles peuvent être les solutions aux niveaux individuel et collectif ? De l'engrenage de la destruction guerrière au déchaînement d'une jouissance qui ne serait plus interdite, du passage à l'acte psychopathique à la mise en acte d'un scénario pervers, de la banalisation de l'agression à la préméditation d'un crime, la violence engage des êtres humains dans des rôles dont ils deviennent souvent les acteurs involontaires. Bourreaux et victimes sont liés par les faits sur une scène où le réel se mélange à la face la plus sombre de l'imaginaire.
Ce livre est une initiation à la syntaxe générative chomskyenne spécialement conçu pour les linguistes et apprentis-linguistes formés dans la tradition grammaticale francophone. Le thème de l'anaphore fournit un excellent prétexte pour une tentative de vulgarisation puisque, déjà familier aux spécialistes d'énonciation, de sémantique et de pragmatique, il est aussi l'un des principaux centres d'intérêt de la syntaxe générative, qui leur consacre un module spécifique de son programme de recherche : la théorie du liage. Les sept premiers chapitres conduisent à la formulation standard de la théorie du liage. Le chapitre 8 retrace à grands traits l'histoire des hypothèses génératives concernant la structure en constituants, dont la théorie du liage est crucialement solidaire. Le chapitre 9 passe en revue un certain nombre de problèmes mis à jour depuis la version standard de la théorie. Chacun des chapitres 1 à 8 est suivi d'exercices corrigés qui récapitulent les dernières hypothèses introduites et annoncent les suivantes. L'ensemble est complété par un index notionnel, et par un glossaire français-anglais destiné à faciliter la lecture des travaux cités dans la bibliographie. Au lecteur désireux d'étudier sérieusement la grammaire générative, ce livre fournira des repères conceptuels, terminologiques et bibliographiques. Pour les non générativistes, il sera un ouvrage d'information commode, que chacun pourra consulter en fonction de ses besoins propres.
Petit, disgracieux, et avec, surtout, cet oeil (un oeil en plus, un oeil en moins... un oeil en trop), - Sartre, on le sait, ne se trouvait pas beau. Disons-le, il s'estimait franchement laid. Observation triviale, si elle ne prêtait aussitôt à conséquence. Sartre est philosophe, mais la laideur d'un philosophe devient-elle par cela même un objet philosophique ? Sartre est écrivain, mais la laideur d'un écrivain, la laideur qu'à tort ou à raison il se suppose, la laideur faitelle écrire ? Sartre est critique d'art, mais la laideur, laideur encore, laideur toujours (alors d'autant plus laide), la laideur peut-elle être un point de vue sur le beau ?... Ce sont là seulement quelques-unes des questions que pose ce livre scandaleux. Le plus scandaleux, sans doute, qui ait été écrit sur Sartre. Mais, par cette raison (faut-il vraiment qu'on s'en étonne ?), celui qui entre le plus immédiatement en sympathie avec l'homme, avec l'oeuvre. Philippe BONNEFIS
L'oeuvre philosophique d'Éric Weil (1904-1977) est l'une des plus importantes du xxe siècle et l'une des plus actuelles, puisque tournée vers ce qui a surgi au coeur de la modernité, et l'ébranle jusqu'en ses fondements : la violence extrême que l'on est tenté de dire impensable. Il s'agit de comprendre, donc de penser le problème en reconnaissant que la violence et la modernité se disent en plusieurs sens. Ainsi, par exemple, si l'affirmation de la subjectivité est constitutive de la modernité, encore faut-il en distinguer les figures pour pouvoir déterminer quelle est, pour chacune, son rapport à la violence et sa place dans la modernité : la subjectivité passe du sentiment de Dieu à sa propre négation scientiste, de la conscience morale ou ironique qui s'affirme elle-même à l'oubli de soi de l'intelligence désintéressée, de la personnalité déchirée en elle-même à son autodépassement dans l'absolu, de la révolte muette au sentiment angoissé de la finitude, du sujet fini de l'action raisonnable à la conscience philosophique de sa propre volonté d'agir et de comprendre. Les diverses figures de la violence et de la modernité ne se comprennent que dans le discours philosophique qui les repère dans leur diversité et les situe par rapport à sa propre volonté de comprendre, mais sans se résoudre à un dualisme simpliste qui opposerait purement et simplement la violence et son autre ; la philosophie est elle-même consciente de reposer sur un choix de la raison qui ne peut être justifié dans l'absolu. Les figures de la liberté ne prennent sens que les unes par rapport aux autres, sur le fond d'un dialogue que le philosophe tente d'instaurer. Le présent recueil réunit neuf études toutes consacrées à cette même problématique : les deux premières (1re Partie) peuvent être considérées comme une introduction à la philosophie d'Éric Weil ; les trois suivantes (2e Partie) dégagent plus précisément et confrontent les figures déterminées de la modernité, de la violence et de la philosophie, du temps et de la présence ; trois autres études (3e Partie) portent sur la lecture weilienne de Hegel et de Kant ; la dernière suggère, en guise de conclusion, que le philosopher d'Éric Weil peut nous aider à nous orienter au sein du monde à la fois violent et raisonnable d'aujourd'hui.
Nier l'existence d'un droit de résistance, n'était-ce pas aussi pour Kant une façon de défendre l'État issu de la Révolution française ? Tel est le point de départ choisi par D. Losurdo pour procéder à une relecture de l'ensemble de la pensée politique kantienne : face à toutes les « incohérences » que celle-ci semble comporter, face à tant de « duplicités », mi-calculées, mi-imposées par le contexte allemand et européen de l'époque, peut-on encore s'en tenir à l'image traditionnelle d'un homme exclusivement préoccupé de rigueur morale et de défense de l'ordre établi ? Le lien entre persécution et art d'écrire que laisse deviner le texte kantien ne suggère-t-il pas, au contraire, une toute autre figure, plus dramatique et moins rassurante ? Celle d'un philosophe contraint de se livrer à un exercice permanent d'autocensure et de dissimulation pour échapper à la vigilance des autorités prussiennes ? Et celle d'une théorie politique dont l'ambiguïté ne fait que réfléchir ce qui, dans les conditions de l'Allemagne contre-révolutionnaire, constitue le prix à payer pour tout intellectuel progressiste désireux de jouir d'une relative liberté d'expression : la laborieuse recherche d'un compromis avec le pouvoir en place.
Texte d'une prodigieuse densité, à la réputation de joyau et de forteresse imprenable pour les uns, de chef d'oeuvre d'arbitraire pour les autres, l'Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure de Kant a suscité jusqu'à nos jours dans les pays de langue allemande une vaste littérature exégétique, apologétique ou polémique. Elle n'a pas retenu semblablement l'intérêt en France. Kant a formellement récusé comme opposées au propos de l'idéalisme transcendantal les lectures tendant à contourner le moment de la réceptivité de notre pouvoir de connaître, à annuler d'une manière ou d'une autre la réceptivité et l'affection. L'Esthétique transcendantale se trouve ici défendue contre ceux qui la tiennent pour la partie la moins neuve ou la moins intéressante de la Critique, pour le vestige d'un état dépassé de la pensée kantienne en 1781, pour un corps étranger à la Critique contredisant à son inspiration même, ou contre ceux qui pensent quelle n'est sauvable que si on l'interprète comme une étape pro-pédeutique pour s'élever au point de vue qui permettra de la dépasser.