Unes
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Thierry, c'est son prénom, traverse une épreuve. Cette épreuve, c'est l'existence. Le fils perdu. Les petits boulots qui empêchent d'écrire, qui éreintent. L'alcool. La colère contre soi, contre ceux qui l'aiment le plus.
Il sent qu'il perd pied et se rend à deux reprises dans un hôpital psychiatrique à Cadillac, en Gironde. Il n'est pas fou. Pas plus que vous, pas plus que moi. Il se trouve que Thierry est maçon. Il se trouve que Thierry est poète. Il est arrivé par un bus à l'hôpital avec ses mains calleuses et un cahier. Au début, il croit que le chantier est à l'intérieur, mais dès qu'il trace des mots, dedans et dehors volent en éclats. Un homme cherche à se reconstruire un visage en décrivant ceux des autres humains égarés là. Au pavillon Charcot, des solitudes se croisent et frissonnent de leur profondeur vertigineuse : Aurélie, René, Mady, Denis, Bernard, Mickey, Patricia, Rainer... Tous ces écorchés vifs qui n'en reviennent toujours pas d'être au monde lui ressemblent.
Ces silhouettes allant cahin-caha entre les allées de marronniers, ces mots vrillés par une colère sourde, c'est lui. Il marche en pleine nuit dans un couloir sans aller nulle part, il pose des questions en boucle à ceux qui passent à sa portée, il porte une blessure qui rend le présent inhabitable. Il n'y a que le perpétuel effondrement de l'ici et les mots écrits sur le cahier vibrent de cet effort immense de ne pas céder à la chute tout en évitant de l'interrompre.
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« Jamais auparavant Alvaro de Campos n'avait poussé si loin cet acharnement contre soi-même, cette rage destructrice à laquelle rien ne résiste, pas même sa dignité d'homme souffrant. Cette histoire est la revanche du poète réel sur le vivant imaginaire, la suprême comédie si l'on veut du comédien, mais comédie jouée jusqu'au bout avec la plus grande virtuosité. Alvaro de Campos a sans doute raté sa vie, mais Pessoa, qui écrit sous son nom, n'a pas raté son oeuvre ». Pierre Hourcade
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Parue en 1915 dans le deuxième numéro de la revue Orpheu, l'Ode maritime est la plus importante d'Álvaro de Campos, l'hétéronyme « alter-ego » de Fernando Pessoa.
Texte sublime et furieux, texte de l'imagination flottante, emportée par la vision des bateaux qui entrent et sortent des ports, portée par la mélancolie de ceux qui restent à quai. Poème du rêve et des époques, entre le modernisme des machines et la nostalgie d'un temps où tout était plus grand car on allait plus lentement ; poème de l'âme emportée dans le large, au loin de sa vie, c'est à dire là où l'on ne peut imaginer sa vie. Texte qui gonfle comme une voile, s'enveloppe dans les cris, les cris sauvages et les fantasmes de matelots et d'histoires. Livre des images et d'une liberté régénérée dans l'imagination, dans les mythes des mers naviguées, cris désespérés de violence comme s'il fallait s'extraire de soi-même au couteau. Ode spasmodique et brutale qui nous rejette vers l'enfance, dans le calme soudain et la nostalgie de l'enfance, dans la petite maison de l'enfance, quand on était heureux pour toujours. Et s'éveillant du rêve après le délire, on se retrouve dans l'immédiate acceptation de son existence. Dans nos vies alignées comme des factures, nos vies assises et réglées, seuls sur le port à regarder les navires disparaître.
La traduction que nous donne Thomas Pesle de l'Ode maritime, si fluide de précision et de simplicité, revigore la lecture de ce poème mythique écrit il y a tout juste cent ans.
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Holocaust est un texte limite qui bouleverse le rapport au poème. Au-delà du poème, c'est également un texte qui fait percevoir comme peu d'autres l'insensé du massacre des juifs durant la seconde guerre mondiale.
Reznikoff s'est appuyé sur les comptes-rendus des procès de Nuremberg et Eichman pour créer son poème. Il utilise le matériau brut des témoignages et presque sans ajouter de mot, il opère par montage, par découpe, sélection, retour à la ligne. Il utilise tout le panel de la construction poétique sans recourir au premier des outils à disposition du poète : l'invention du langage. C'est dans ce procédé que naît cet effet de narration saisissant propre à Holocaust : ce qu'on y lit est implacable, parce que c'est vrai. Vrai est un mot qui ne veut pas dire grand chose, ni en littérature ni encore moins dans la vie. Il y a toujours quelque chose de l'ordre du demi rêve dans la littérature, un espace où le monde et le fantasme se touchent. Pas dans Holocaust. André Markowicz par le choix de l'emploi du passé composé, rend au texte l'oralité de ses sources : les témoignages des centaines de personnes qui ont défilé pour nous transmettre la mémoire de ce moment qui est un trou noir dans le tissu de l'humanité. Quand le passé simple inscrit le poème dans le temps de la littérature, le passé composé vient suspendre la parole entre passé et présent, dans une action encore fraîche, à hauteur d'homme, à hauteur de chacun. Il n'y a pas d'emphase poétique dans ce poème, Reznikoff propose une simple succession de faits. Une répétition : on comprend qu'une grande partie de l'horreur tient à cette répétition insatiable, mécanique, des crimes. Le génie de Reznikoff est de faire naître le bouleversement par une rigueur absolue et dénuée d'affect. C'est soudain le réel insupportable qui nous est révélé, sans possibilité aucune de se détourner.
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Les éditions Tinto da China (Lisbonne) ont fait paraitre en avril 2016, dans une édition établie par Jerónimo Pizzaro, Les oeuvres complètes d'Alberto Caeiro, à partir des manuscrits de Fernando Pessoa découverts en 1979 et conservés à la Biblioteca Nacional de Portugal. Ce volume présente notamment de nombreuses variantes, notes et corrections que Fernando Pessoa a introduites dans les cahiers dans lesquels il a recopié la toute dernière version du « Gardeur de troupeaux ». 30 ans après leur première traduction de ce poème majeur d'Alberto Caeiro, Jean-Louis Giovannoni et Rémy Hourcade, avec le renfort de Fabienne Vallin, ont entrepris une retraduction intégrale du texte en se basant sur cette dernière édition et les nouveautés qu'elle apporte.
Le gardeur de troupeaux est l'oeuvre majeure d'Alberto Caeiro, le maître naturaliste des hétéronymes inventés par Fernando Pessoa. Berger imaginaire qui mène le troupeau de ses idées, homme sans grande éducation, il n'est pas un intellectuel raffiné. Sa poésie est simple et directe, il est le poète des sens, du monde et de la nature, pas de la pensée. « Je n'ai jamais gardé de troupeau », commence-t-il par nous dire. Caeiro est poète, c'est sa façon à lui d'être seul, ajoute-t-il. Seul dans un monde peuplé d'hommes qui pensent comprendre le monde, qui vivent dans l'illusion de la pensée, des images, du sens caché des choses. Caeiro nous apprend la douce leçon de la simplicité, il nous dit ce que c'est que voir, aimer, lire, marcher. Voir c'est ne pas penser, c'est considérer ce que l'on a devant soi, l'immédiateté de la présence des choses. La sensation immédiate des odeurs de l'été, de la couleur des fleurs de la nature, de la chaleur du soleil. Caeiro nous apprend à regarder le monde tel qu'il est, il nous apprend à désapprendre les images et tout son poème exprime la difficulté de voir le visible. Il nous incite à accepter notre modestie, notre calme ignorance, notre petitesse paradoxale, car on est aussi à la taille de ce que l'on voit. Nous passons et disparaissons, sans trop de bruit, dans la permanence du monde, dont nous devons accepter sans tristesse qu'il n'a pas de sens ; qu'il est, tout simplement, et que nous sommes, sans plus de sens. Caeiro, en nous racontant le vent qui passe sur la colline, le bruit des arbres et des rivières, nous débarrasse de tout mysticisme, nous apprend la proximité de la réalité contre la distance, l'horizon flou des rêves.
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La Jérusalem d'or est le livre de réconciliation des identités juives et américaines de Charles Reznikoff. Entre évocations quotidiennes, chant biblique et conclusion philosophique, le recueil, porté par l'écriture objectiviste caractéristique de l'auteur, semble tendu entre lieu et histoire, entre Manhattan et Jérusalem. Pas d'exil ici, mais des rues étranges. Au milieu des vieux journaux abandonnés, des boîtes de conserves, des chewing-gums, des emballages, Reznikoff cristallise une vision de l'origine et de la modernité, dans un jeu de visions sousjacentes.
L'origine remonte de toute chose, en toute chose animée de sous la terre, qui porte en elle la mémoire des matériaux qui la fondent. L'attention du poème est à la présence du monde, aux gouttelettes du monde, au scarabée silencieux. Dans cette Amérique du début du XXè siècle, soudain les voitures, les usines, le métro, sont un arrière plan. Reznikoff porte son regard sur les arbres, la densité des feuillages, sur les pétales dans l'air, le ciel bleu, les miroitements du soleil sur l'eau au milieu du vacarme des rues. Tout ce qui est en vie entre le passage des humains. Dans un geste qui efface la ville, ou qui en renverse la domination, le poème s'attarde sur un oiseau sautillant seul dans la rue déserte avant de s'envoler. C'est une quête de la permanence dans le cycle du vivant. Dans la mort et le refleurissement. L'irruption du fabuleux, dans ce cheval qui traverse au milieu de la circulation, comme une émanation de légende. Le merveilleux des contes toujours renouvelé, en quête profonde de simplicité, une célébration du monde au coeur du béton.
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Après Nous ne jouons pas sur les tombes, ouvrage paru en 2015 qui présentait un choix de poèmes de l'année 1863 - la plus prolifique de l'auteur - nous poursuivons la publication des oeuvres d'Emily Dickinson avec Ses oiseaux perdus, qui se concentre sur les 5 dernières années de sa vie (1882-1886). Ce sont les années du deuil et de l'esseulement progressif. Sa mère disparaît en 1882, son neveu favori, Gilbert, est emporté par la typhoïde l'année suivante et son ami intime, le juge Otis. P. Lord, avec lequel elle entretient une correspondance passionnée, meurt en 1884. La poésie de Dickinson semble se resserrer avec le temps, au fur et à mesure de ces disparitions, des charges domestiques de plus en plus pesantes, et de la maladie qui l'affaiblit et finit par l'emporter. Elle sent le vide autour d'elle, elle se sent entourée d'êtres de poussière et comprend qu'être seule, c'est être oubliée. Ses poèmes sont plus brefs, et plus rares (un peu plus d'une centaine sur 5 ans, seulement 2 la dernière année), quand elle pouvait en écrire entre 200 et 300 par an au milieu des années 1860. Cette dernière partie de l'oeuvre d'Emily Dickinson est marquée par une foi désabusée et une croyance intacte dans le pouvoir de l'amour humain, elle porte l'empreinte poignante d'une femme qui devient le dernier habitant d'une existence qui se referme. Son écriture, plus émaciée, est celle d'une âme qui s'accroche éperdument à la coquille de noix d'une vie qui chavire. Les poèmes vont jusqu'à perdre leur vêtement de poème, ils se dépouillent en adresses intenses et désespérées, en envois à des destinataires impossibles, dans une ultime sublimation, au-delà du poème.
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Nous rassemblons ici deux textes qui semblent placer l'homme dos à dos dans son absence d'avenir et sa mystique. Si dans Ineffable vide (1969) Michaux nous parle du glissement du physique au métaphysique, de l'avènement du sacré et d'une humanité délivrée de sa finitude, Coups d'arrêt (1975) expose un effondrement, un paysage de destruction envahi par les machines et débarrassé du sacré. Quand la matière cède, il ne reste que le vide, le vide absolu qui est une « délivrance », dit Michaux dans son texte de 1969, en poussant l'homme au plus grand détachement, notamment par la prise de drogues ou de plantes spiritualisantes, qui ouvre à la transcendance. Mais « on est là, où l'on ne peut être sans disparaître » reprend Coups d'arrêt. L'homme se précipite dans son anéantissement, sans la moindre passerelle de survie vers le sacré.
Michaux évoque dans une tonalité prophétique implacable une humanité entassée sur sa perte, s'étouffant elle-même de sa croissance, de son expansion. Elle atteint sa limite, elle meurt par omniprésence. Nul vide cette fois-ci, derrière, ou au-dessus, pour la sauver. « D'un continent on s'évade. De l'espèce, non. »
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Curieux destin que celui de Garder le mort, premier livre de Jean-Louis Giovannoni, publié en 1975 aux éditions de l'Athanor, réédité dès l'année suivante, le livre en est aujourd'hui à sa sixième édition. Ce succès immédiat, jamais démenti dans le temps, tient paradoxalement à la grande violence du texte, cette violence hypnotique de l'évocation du deuil de la mère. Garder le mort est une opération à coeur ouvert, un livre clinique et bouleversant. Le lecteur n'a pas d'échappatoire, hypnotisé par le scalpel d'une écriture qui révèle la peur. Jean-Louis Giovannoni interroge l'élasticité du corps, masse fermée devant soi, masse fermée en soi. Livre de la chair, du noir, des humidités. Livre du dégoût : livre qui a retourné la pudeur. Nos organes, nos moignons, nos glandes, tout cela enfermé dans le noir. Nos contractions, nos mouvements embarrassés du corps face au corps inerte. Poète légiste :
« on ne peut pas se fuir ». Corps posé dans les pièces froides, derniers mouvements de vie à l'intérieur, Giovannoni mesure sa crispation contre la nôtre. On lui ferme les yeux et la bouche, on le lave, on l'habille, on le veille. On vit dans les odeurs. C'est le rituel silencieux du côtoiement de la mort, le passage suffoquant vers la parole retrouvée. Plus qu'un livre unique, Garder le mort est un livre seul.
Cette édition définitive présente, à la suite du texte original, une version préparatoire de Garder le mort, ainsi que des poèmes inédits écrits juste après la parution du livre.
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Les mots sont des vêtements endormis
Jean-Louis Giovannoni
- Unes
- Poesie Unes
- 12 Juin 2014
- 9782877041553
Tout tient dans l'air sans qu'il y ait besoin d'appui. Passerelle sans aucune rive. Passerelle entièrement aérienne d'où tu ne pourras pas te jeter. Le malheur veut que tous ceux qui passent par-dessus la balustrade ne tombent jamais. Leur vient toujours sous les pieds une autre passerelle.
Tu dis que tu aimerais te jeter, passer par-dessus la rambarde, alors que c'est le sol que tu cherches inlassablement.
Ni l'un ni l'autre ne viennent. Ni la chute ni le sol.
Avec cela attends-tu toujours que l'on te sauve ?
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Journal écrit en 1968, Octobre est un livre puisé à même la vie, son quotidien, sa difficulté. Daniel Biga tient jour après jour la chronique angoissée et vitale de l'incertitude du couple, de l'écriture, du chômage. Il ouvre, entre rébellion et lyrsime, la trajectoire commune d'un homme pris dans les transformations sociales, politiques et artistiques d'une époque charnière. La réalité d'Octobre traverse les époques et vient résonner durement avec la nôtre. Livre le plus autobiographique de son auteur, nous ajoutons à cette édition un vaste entretien avec Daniel Biga, qui éclaire à plus d'un titre le parcours singulier d'un poète insaisissable et farouche, qui est une figure unique de la poésie française contemporaine.
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Qu'est-ce qui se dissimule sous le seuil ? Quelles réalités nichées dans les interstices, vies invisibles qui se tiennent à côté de nous, imperceptibles et silencieuses. Nuisibles, insectes, envahisseurs, Jean-Louis Giovannoni explore l'espace de nos rejets et de nos cruautés en une succession de tableaux où la vie des insectes et celle des hommes se retrouvent mises sur un même plan. Déployant une vision superfocalisée de nos vies intérieures, qui fourmillent de ce qu'on refuse de voir, par dégoût ou par peur. Dans cette dilution de l'identité, où toute vie est posée sur la même valeur, le texte petit à petit, depuis l'araignée qui tisse sa toile à la blatte qui pond ses oeufs, en passant par les coïts juxtaposés de jeunes adolescents et de mantes religieuses, déplace de façon bouleversante notre rapport aux limites de notre incarnation. Nos gestes n'ont pas plus de sens au final que celui de ces « nuisibles » qui semblent agir par pur instinct, et leur violence, leur rapport à la mort, peut-être plus doux que le nôtre, qui ne se débarrasse jamais de la cruauté. Dans ce texte polyphonique, Jean-Louis Giovannoni réussit le tour de force de déplier notre conscience du vivant, déployant le tableau sans morale d'existences multipliées.
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Des vers brefs qui célèbrent l'attente d'un enfant. Sa venue, longtemps espérée, provoque chez le futur père des angoisses et des incertitudes à propos de l'enfantement, de la paternité, de la filiation et de la transmission.
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Dans Méditerranée romance, Yann Miralles revisite le genre poétique populaire de la Romance. Ici, nous sommes en plein mois d'août, à deux, au bord de la Méditerranée. Plus qu'une chanson de geste, le poème développe la chanson intime des gestes silencieux dans le calme de l'été. Poème rythmé par les vagues calmes, les jours semblables, les jours rimés de vacances. Dans cette lumière si claire, on aperçoit deux êtres confondus dans la mer et les reflets, jusqu'à s'y noyer. Miralles tisse un motif délicat, il n'oublie rien de la nature de la romance : vignettes naïves, paysage bleu étal, citations contrariées, rimes déplacées. Palimpseste des formes passées révélant le présent. Le livre tout entier est une « histoire de lignes que le vent invisible meut ». Et puis, sans indice préalable, le réel passe dans le champ du poème. Dans le motif des jours élégiaques vient se glisser la silhouette des migrants qui traversent la Méditerranée. Le texte adopte ces hommes qui se jettent à travers la mer pour se trouver un avenir. Il évoque « ceux dont on ne parle qu'à la place ». Ce pluriel d'hommes, de femmes et d'enfants qui risquent leur vie et si souvent meurent au milieu de l'eau. Et partout la mer résonne sur nos vies. C'est la mer qui fabrique le poème dans l'assonance des vagues. La Méditerranée comme coeur de notre civilisation, de notre histoire, de ce que nous sommes devenus - dernière figuration du palimpseste. Le livre déploie la réminiscence du quotidien et de la violence, ces passages, ces tressages d'époques sur le plat de la mer. Et nos migrations, migrants qui touchent l'histoire comme d'autres vagues brèves. Ca ne s'arrête jamais, et il faut bien glisser sa propre vie quelque part dans ce mouvement.
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De la peinture et du réel, lequel de ces deux mondes est le plus plat ? Et quelle est notre place, dans cet aller et retour entre le corps des images et notre propre corps, dans cet intervalle ? Carol Snow déplie les épaisseurs de notre présence aux choses, dans les impressions fugaces, les bruits du matin, les mouvements et l'attente. Nous sommes entourés d'objets immobiles. Et de tableaux, on croise Matisse, Picasso, Cézanne, Giotto, dans cette « mémoire récurrente » de l'art. Les douleurs et les destinées se mêlent, qui souffre ? Est-ce notre souffrance dessinée sur la toile, ou celle des personnages muets ? Est-ce notre histoire ou la leur ?
Artiste et modèle sonde la réciprocité, la coïncidence du réel et de la peinture, qui projette ses formes et ses couleurs sur notre vision du réel. Nous sommes des spectres dans les rues, parmi nos semblables, aux carrefours, à la piscine municipale. Alors que les tableaux se reflètent sur les murs du jardin, en touches de lumière. On remonte et on déploie le temps à l'intérieur de l'art, on suspend les images comme du linge à sécher dehors. On appréhende la dérive de la réalité, au fond de nos corps, de nos corps exprimés des autres. La mort n'est pas dans la peinture, mais dans les mauvaises herbes en décomposition dans le jardin, et « ce qui frissonne, c'est notre reflet », dans la solitude des regards.
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C'est un lieu qui n'a ni commencement ni fin, un lieu qu'on croise, ou qu'on traverse. Qui se répète à l'infini, d'une banlieue à l'autre, dans ces périphéries des villes, ou ce trou entre deux maisons. Une histoire de murs, de trajets quotidiens. Lieu inoccupé, laissé en friche, à l'abandon entre deux histoires, où s'entassent les petites ruines du présent : sacs plastiques, ordures et carcasses de vélos délaissés au milieu des herbes. Le terrain vague est cet endroit où la ville se défait, lieu à la frontière de la mémoire et de l'oubli des choses - maisons éboulées, cités disparues, immeubles crevés - qui s'entassent sous nos pieds. Variation en mouvement incessant, comme un travelling de cinéma, un footing, une apparition en voiture, le poème est ici à l'image du terrain vague un lieu d'ouverture, dans le béton continu des villes, et dans le langage, dans la parole à trouver. Lieu neutre et mouvant rempli d'apparitions et de souvenirs, on croise Pasolini avec l'évangile selon Saint Matthieu et Mama Roma, les rails de Nuits et brouillard de Resnais. Visions et réminiscences fragmentées, jusque dans les angoisses délivrées de l'enfance, dans la course qui cherche à quitter l'horizontale du sol et rejoindre le dernier terrain vague du ciel.
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L'oeil bande ouvre grand l'espace de la ville mêlé à l'espace intime, dans une fragmentation des perceptions reflétées sur la rétine. Promenade sensorielle, qui attrape au passage le détail des vitrines, le flash des ampoules, le noir des rues, dans une restitution littéraire du regard et de ses clignements, dans la mobilité permanent de l'oeil qui embrasse dédales de rues, d'immeubles, de façades de pierres et de dos d'hommes.
Emmanuel Laugier use de cette disparité de perceptions et d'informations pour nous restituer le monde.
Il se dégage un sentiment d'enregistrement direct, cette sensation - debout, chaotique - de vivre en direct au fil du texte, sur la bande passante d'un oeil qui déroule ses barres de rues, ses misères d'hommes perdus, ses anonymats. Une humanité animale, étalée, prise dans les phares crus d'une réalité syncopée.
A travers la fente, quelque part à travers la vitesse affolée du nerf optique, dans un saisissement des choses aperçues, toucher le corps, atteindre l'autre, se retrouver, quelque part au milieu de cette humanité qui se déplace. Nos vies battent dans les rues, nos vies hantent les rues, agitations sous le ciel. Sous la neige qui recouvre le jour, multiplie les réflexions, l'oeil neige vers la lenteur, vers le plan fixe. L'oeil fixe.
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Toute pensée a son revers, et s'il en était de même dans la vie ? Si l'on transposait le bien et le mal en silence et en bruit ? Si l'on pouvait aller à rebours de la construction. Si « la durée de construction était égale à la durée de destruction ? ». Si les montagnes pouvaient repousser. Les bombes bâtir. S'il fallait attendre neuf mois pour mourir. Si la lecture des livres était réservée à ceux capables de les écrire. Si les idées ne se révélaient qu'à ceux qui les ont déjà pensées ? Les postulats de Flora Bonfanti sont des postulats étranges. Ceux d'une pensée qui s'imagine, immédiatement organique, autonome, qui se déploie et dérive en expansion ; jusqu'à créer un lieu, en quête d'une « métaphore matérielle ». Approche inconnue du lieu entre rationalité et fantasmagorie, au fil d'un texte qui invente sa propre légende. Qui remue les légendes.
Déesses et dieux, pythies, géants, ancêtres, hommes à six doigts, capture du feu, outil du langage ; ses dérivations, sa conduite, ou plutôt sa déformation de la réalité. Effort de pure pensée poétique sur la réversibilité des choses, contre tout ce qui nous semble acquis. Alors que nous ignorons la plupart du temps l'arrière-monde, la possibilité que tout ait un envers. Il y a une dimension fantastique chez Bonfanti qui perturbe le cours de la pensée, la détourne en des endroits étranges. Une pure spéculation où le monde se trouve transformé en lianes d'idées. Toute pensée est en permanence au bord de l'histoire, prend pied dans la narration humaine, le mythe. Et nous conduit au bord de la folie. C'est la grande inquiétude de ce premier livre : le seul terme de la pensée, c'est l'imagination, sa digression infinie. Jusqu'aux plus grandes métamorphoses, parfois contre notre nature même. Comment les mots portent leur feu, forment sens et sentiment. Comment on véhicule le langage, dans une tension de maintenir l'incandescence du sens et du langage, sans le fossiliser. C'est, contre les pierres, le secours de la poésie. Il s'agirait au fond, par-delà la chimère, de trouver la circulation de la joie dans le soleil. La finalité reste notre réconciliation d'hommes, la fin des larmes. Un mouvement circulaire, un chemin personnel vers l'équilibre - par-delà symétries et asymétries - vers l'amour réconcilié au coeur de ces lieux exemplaires.
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Dédié à la mémoire de la mère de l'auteur, La véranda est un livre d'évocations circulaires autour de la fixation de motifs répétés.
Ecrit dans un féminin que vient compléter en délicate filiation le masculin, c'est une mélopée sur un fil, qui tournoie sans jamais tomber, autour de choses simples : la pluie, les fleurs, le jardin, les feuilles qui tombent. Et comment tout bouge entre ces choses, comme on les reprend, les répète, les fait tourner en soi.
Valse lente d'une émotion faussement contenue entre parenthèses, qui explose de l'intérieur, dans la beauté de leur retenue, dans la reprise des jours disparus, des jours passés, des rêves un peu dissous. Assis là oui, le temps est passé, il n'y a presque rien à se dire. On brûle des herbes, ensemble assis là. Il se passe quoi ? Cela vous déchire sans avoir l'air d'y toucher. Le souvenir, on se parle encore un peu, les yeux fermés, « nous étions mère et fils ».
Et ces façons de s'éloigner, parce que tout s'efface, tout tombe, les voix s'effilochent. On ne sait pas ce qui reste, un peu d'étreinte du vide. Quelques jours malheureux, on commence à oublier les visages. On ne sait plus qui parle. On se répète du bout des lèvres quelques souvenirs. Des souvenirs seuls, quand on se retrouve seul, deux simples chaises vides là sur la véranda avec « plus personne où aller ».
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Le monde est peuplé d'ombres, les nôtres pour la plupart. Nous le traversons, nous déchirant dans l'air qui se referme si vite derrière nous. Notre existence est une succession de disparitions, celles de nos gestes, de nos respirations, de nos mots. Tout ce que nous formulons est immédiatement effacé.
Nous n'avons d'appui sur rien, coincés à l'intérieur de ces disparitions, incapables de rien retenir.
L'air cicatrise vite est un livre fantomatique, Jean-Louis Giovannoni est allé en chercher la trace dans ses carnets inexploités, écrits entre 1975 et 1985. On y retrouve les obsessions fragmentées présentes dans Garder le mort (1975), Les mots sont des vêtements endormis (1983), ou Ce lieu que les pierres regardent (1984), mais ici hissées à un point de transparence inédit. Il s'agit de trouver un lieu, un espace respirable. Le monde est plein de son plein, s'engouffre partout, dans nos vides, nos insuffisances, et tout est invisible et nous hante, jusqu'au silence. On voudrait tendre les bras, les autres sont toujours dehors, toujours trop loin, et même les objets sont des absences, même les objets rêvent à notre place. On cherche à tenir bon, contre les murs, contre la multitude évanouie qui s'agite en nous, nous repousse et nous contient, sans identité. Et pourtant nous ne disparaissons pas dans cette fluidité de la perte qui nous échappe, il reste notre présence dans l'air malgré les disparitions successives de nos agitations de vivre ; « seule la perte laisse des traces. »
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Cartes postales
Henry Jean-Marie Levet, Daniel Nadaud
- Unes
- Poesie Unes
- 16 Février 2018
- 9782877041874