Essai philosophique publié en 1763 puis complété en 1765, le "Traité sur la tolérance" prend appui sur la condamnation à mort en 1762 du protestant Jean Calas. Injustement accusé d'avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme, celui-ci fut jugé et condamné sans preuves par treize juges de Toulouse. Dénonçant le caractère religieux fanatique qui anima ce procès, Voltaire expose d'abord la situation de Jean Calas ainsi que les principes sur lesquels se fonde la Réforme protestante. Puis, élevant son texte polémique autour des thèmes philosophiques de la tolérance et de la liberté, il démontre que l'intolérance, n'étant ni de droit divin ni de droit naturel, ne saurait non plus être de droit humain. Elle relève selon lui du fanatisme, de la superstition et de l'obscurantisme, mais en aucun cas de la raison. La tolérance, fille de la raison, est pour lui une exigence suprême de la civilisation et de la société. Elle est un facteur de paix sociale et de respect réciproque et aucun pouvoir quelqu'il soit ne peut s'arroger le droit de brimer ou de persécuter des hommes pour leurs croyances religieuses. Dans son incomparable éloquence et son élégance de style, le "Traité sur la tolérance" de Voltaire reste l'un des chefs-d'oeuvre du grand mouvement d'émancipation qui, du siècle des Lumières à nos jours, tente de sortir l'humanité de l'obscurantisme et du fanatisme pour la conduire vers la liberté de conscience, de religion et de culte.
Thomas De Quincey n'aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth, et en trois pages d'extase il montre le grand homme coupant un beau livre avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas De Quincey, sans contredit le premier fut Kant. De Quincey considère que jamais l'intelligence humaine ne s'éleva au point qu'elle atteignit en Emmanuel Kant. Et pourtant l'intelligence humaine, même à ce point, n'est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être De Quincey éprouve-t-il encore plus d'affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l'heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature. Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s'éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de sa déchéance physique, jusqu'à l'agonie, jusqu'aux soubresauts du râle, jusqu'à la dernière étincelle de conscience, jusqu'au hoquet final. Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que De Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski, et de Jachmann, publiés à Konigsberg en 1804, année où Kant mourut; mais il employa aussi d'autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l'oeuvre est uniquement, ligne à ligne, l'oeuvre de De Quincey: par un artifice admirable, et consacré par DeFoë dans son immortel "Journal de la Peste de Londres", De Quincey s'est révélé, lui aussi, «faussaire de la nature», et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité. - Marcel Schwob.
"L'amour la poésie", ce «livre sans fin», est dédié à Gala, la compagne de Paul Eluard. Nous retrouvons dans les premiers poèmes du recueil l'inspiration amoureuse qui embrase la fin de "Capitale de la douleur". Mais maintenant, l'amour a exorcisé l'univers, conjuré les puissances malfaisantes et rendu «a confiance dans la durée». Dès lors vivre est possible, tout est possible: « Mes rêves sont au monde / Clairs et perpétuels / Et quand tu n'es pas là / Je rêve que je dors je rêve que je rêve. » Apparaissent alors quelques-uns des plus beaux poèmes d'amour de la poésie française, tel entre autres "Je te l'ai dit". Cependant, cette vision d'un monde transparent suscitée par l'amour, ne saurait, de même que l'amour, être immuable, assurée, possédée définitivement. Aussi le recueil contient-il à côté des clairs poèmes du bonheur nombre d'autres poèmes où le désespoir retrouve son ancienne puissance. Mais, au fond même de l'amertume, le poète reste constamment passionné, conscient de l'urgence qu'il y a à exprimer les révoltes encore muettes : « Entendez-moi / Je parle pour les hommes qui se taisent / Les meilleurs. »
Claus von Stauffenberg, Dietrich von Hassell, Dietrich Bonhoeffer, Carl Goerdeler, H. J. Graf von Molkte, mais aussi Ricarda Huch, Nelly Sachs, Thomas Mann, et bien d'autres. Les hommes et les femmes dont ce dossier veut retenir les noms, dessiner la place, restituer un peu de parole, n'étaient pas tous des conjurés du 20 juillet 1944. Beaucoup d'entre eux sont pourtants morts à la suite de la rafle géante déclenchée par la Gestapo à la suite de cet attentat contre Adolf Hitler. Plus que ne le dit leur titre habituel d'« autre Allemagne », ils sont l'Allemagne. Du misérable nazi Kube, assassiné pour avoir aimé Mendelsohn et Offenbach, et s'être réclamé de Kant et de Goethe, jusqu'aux admirables figures militaires, c'est l'offense à la tradition et à l'esprit allemand qui les dresse contre Adolf Hitler. Ils portent en eux le destin violent de l'Allemagne et ils engagent une autre tragédie: le divorce de la morale et du spirituel avec la politique, du fait de tant de fausse morale et de religions monstrueuses qui ont dévoyé la politique jusqu'à l'inhumain. Dans les oubliettes de l'Histoire, les conjurés du 20 juillet 1944 sont rejoints par tous les tenants d'une Résistance spirituelle qui auront voulu en France même, repenser le politique - Georges Bernanos, Albert Camus, etc. - recouverts, comme par l'herbe du champ des morts, par la politique sans pensée et notre Europe sans âme.
Premier roman d'Emmanuel Bove, alors encouragé par Colette et lauréat du Prix Figuière, "Mes amis" rend parfaitement le style de l'auteur. Une écriture «blanche» dénuée de volonté romanesque, au sens où l'on ne peut trouver le moindre cheminement narratif ou tout autre fil conducteur du même ordre, préfigure déjà certains auteurs du Nouveau Roman et même Michel Houellebecq. "Mes amis" est une série de portraits encadrée par deux descriptions narrant la morne vie de Victor Bâton, un simple quidam passant ses journées à ne rien faire. Il aimerait cependant trouver un grand ami, mais toutes ses tentatives en ce sens échouent lamentablement. Chaque «ami» approché est un personnage que l'on retrouvera dans les futures fictions de Bove, ainsi par exemple la femme trop vieille sans amour ou ce monsieur Lacaze, véritable voyeur social qui se nourrit du désespoir de ses contemporains. Mais au sein de cet univers caractérisé par le mal de vivre, l'inaptitude au bonheur et une angoisse diffuse, c'est le regard appliqué que Victor Bâton porte sur les choses, cet acuité du détail cruel ou cocasse d'une condition sans envergure qui font l'inconfortable lucidité du roman. Le monde est perçu dans sa petitesse, mais sans colère, sans révolte, plutôt avec une sorte d'humour détaché, comme si à travers les phrases courtes et les constructions verbales simples, celui-ci ne méritait déjà plus qu'on s'élève contre lui. À la lecture de "Mes amis", on comprend mieux l'impossibilité d'avoir des amis et de trouver une grandeur romanesque à la vie.
L'Homme qui était mort, c'est le Sauveur que l'on a déposé dans le sépulcre sans qu'il ait vraiment vécu. Sa mission l'a empêché d'être lui-même: en prêchant son évangile, il a proposé aux hommes l'amour, mais un amour condamné à mourir. Car, ignorant de la véritable vie, il ne tendait qu'à en arracher les hommes pour se les attacher par des liens purement spirituels. Par la suite, il ressuscite plein de déception, mais décide de créer sa propre existence, solitaire au sein du monde. Fatigué et le coeur rempli de crainte, l'homme qui était mort se met en route à travers le monde, en quête de la véritable vie. Dans une région lointaine, il rencontre une jeune femme, prêtresse de la déesse païenne Isis. Leur union sexuelle et mystique les révèle à la signification de la vie. La femme a conçu le fils d'Osiris et l'homme a vaincu la mort. La beauté et la sensualité de ce dernier roman de David Herbert Lawrence, inspiré par les écrits de Nietzsche, font oublier ce qu'il y a de sacrilège dans cette réinterprétation de la vie du Christ.
Alain, trentenaire désabusé, achève une cure de désintoxication dans une maison de santé pour neurasthéniques. Il déambule dans Paris, retrouve d'anciens amis, hante des soirées demi-mondaines, tente de renouer avec sa femme partie aux Etats-Unis, succombe de nouveau à la drogue, s'enferme dans sa chambre et se suicide. Avec "Le Feu follet", publié en 1931, c'est-à-dire entre la rupture avec André Breton et l'égarement dans le fascisme et l'antisémitisme, Drieu la Rochelle tente d'analyser la « décadence » de son époque à travers l'autopsie d'une conscience. Le roman perpétue la mémoire de l'écrivain Jacques Rigaut et continue cette littérature des petits matins tristes qui va d'Ernest Hemingway à Françoise Sagan. Il résume assez bien les thèmes et les obsessions de l'auteur: la méfiance envers les femmes, l'ubiquité des homosexuels et l'hostilité envers les juifs. L'"Adieu à Gonzague", qui sert de conclusion au volume, s'achève comme s'est achevé la vie de son auteur. « Le suicide, c'est la ressource des hommes dont le ressort a été rongé par la rouille, la rouille du quotidien. Ils sont nés pour l'action, mais ils ont retardé l'action; alors l'action revient sur eux en retour de bâton. Le suicide, c'est un acte, l'acte de ceux qui n'ont pu en accomplir d'autres ».
Pierre Drieu la Rochelle.