Ce livre est une étude comparative, narrative et exploratoire des crises et des changements sélectifs survenus au cours de nombreuses décennies dans sept nations modernes : la Finlande, le Japon, le Chili, l'Indonésie, l'Allemagne, l'Australie et les États-Unis. Les comparaisons historiques obligent, en effet, à poser des questions peu susceptibles de ressortir de l'étude d'un seul cas : pourquoi un certain type d'événement a-t-il produit un résultat singulier dans un pays et un très différent dans un autre ? L'étude s'organise en trois paires de chapitres, chacune portant sur un type différent de crise nationale. La première paire concerne des crises dans deux pays (la Finlande et le Japon), qui ont éclaté lors d'un bouleversement soudain provoqué par un choc extérieur au pays. La deuxième paire concerne également des crises qui ont éclaté soudainement, mais en raison d'explosions internes (le Chili et l'Indonésie). La dernière paire décrit des crises qui n'ont pas éclaté d'un coup, mais qui se sont plutôt déployées progressivement (en Allemagne et en Australie), notamment en raison de tensions déclenchées par la Seconde Guerre mondiale. L'objectif exploratoire de Jared Diamond est de déterminer une douzaine de facteurs, hypothèses ou variables, destinés à être testés ultérieurement par des études quantitatives. Chemin faisant, la question est posée de savoir si les nations ont besoin de crises pour entreprendre de grands changements ; et si les dirigeants produisent des effets décisifs sur l'histoire. Tout en respectant la volonté première de ne pas discuter d'une actualité trop proche qui, faute de distance et perspective, rendrait le propos rapidement obsolète, un Épilogue, propre à l'édition française, esquisse, en l'état des données, une réflexion sur la pandémie du Covid-19.
L'intelligence artificielle connaît son heure de gloire. Aux déboires des commencements ont succédé, au tournant du XXI? siècle, des avancées spectaculaires mais qui ne sont pas parfaitement comprises : l'intelligence artificielle reste en partie opaque. Pis : elle a beau progresser, la distance qui la sépare de son objectif proclamé - reproduire l'intelligence humaine - ne diminue pas.Pour dissiper cette énigme, il faut en affronter une deuxième : celle de l'intelligence humaine. Celle-ci ne se réduit pas à la capacité de résoudre toute espèce de problème. Elle qualifie par un jugement la manière dont nous faisons face aux situations, quelles qu'elles soient, dans lesquelles nous sommes. L'intelligence est une notion irréductiblement normative, à l'image du jugement éthique ou esthétique, et c'est pourquoi elle est réputée insaisissable.Un système artificiel «intelligent» connaît non pas les situations, mais seulement les problèmes que lui soumettent les agents humains. C'est sur ce point uniquement que l'intelligence artificielle peut nous épauler. De fait elle résout une variété toujours plus grande de problèmes pressants.Ce devrait demeurer là son objectif, plutôt que celui, incohérent, de chercher à égaler, voire surpasser, l'intelligence humaine. L'humanité a besoin d'outils dociles, puissants et versatiles, et non de pseudo-personnes munies d'une forme inhumaine de cognition.
Reinhard Hohn (1904-2000) est l'archétype de l'intellectuel technocrate au service du III? Reich. Juriste, il se distingue par la radicalité de ses réflexions sur la progressive disparition de l'État au profit de la «communauté» définie par la race et son «espace vital». Brillant fonctionnaire de la SS - il termine la guerre comme Oberführer (général) -, il nourrit la réflexion nazie sur l'adaptation des institutions au Grand Reich à venir - quelles structures et quelles réformes? Revenu à la vie civile, il crée bientôt à Bad Harzburg un institut de formation au management qui accueille au fil des décennies l'élite économique et patronale de la République fédérale:quelque 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes, sans compter 100 000 inscrits en formation à distance, y ont appris, grâce à ses séminaires et à ses nombreux manuels à succès, la gestion des hommes. Ou plus exactement l'organisation hiérarchique du travail par définition d'objectifs, le producteur, pour y parvenir, demeurant libre de choisir les moyens à appliquer. Ce qui fut très exactement la politique du Reich pour se réarmer, affamer les populations slaves des territoires de l'Est, exterminer les Juifs. Passé les années 1980, d'autres modèles prendront la relève (le japonais, par exemple, moins hiérarchisé). Mais le nazisme aura été un grand moment managérial et une des matrices du management moderne.
Il y avait eu la guerre de Cent Ans et la guerre de Trente Ans et la guerre de Sept Ans. Il y avait eu les guerres de Religion, celles de Louis XIV et celles de la Révolution. Mais, après 1815, un moment insolite avait commencé pour l'Europe : une paix de cent ans. Des guerres de la Révolution et de l'Empire à la Première Guerre mondiale, il y eut bien quelques batailles - Sébastopol, Solferino, Sadowa, Sedan -, mais rien qui n'égalât ce qui se passait en d'autres lieux du monde, de la guerre de Sécession aux États-Unis à cette révolte des Taiping qui fit en Chine peut-être vingt millions de morts. Pendant un siècle, la plupart des hommes et des femmes qui vécurent sur le sol de l'Europe ne connurent pas la guerre. Le XIX? siècle à leurs yeux passait pour un siècle de paix.Pour les historiens, il est devenu pourtant difficile de le considérer comme tel. Les guerres étaient lointaines, mais elles étaient bien là. Les Espagnols en Amérique du Sud, au Maroc, à Cuba, aux Philippines ; les Hollandais en Indonésie ; les Britanniques aux Indes, en Afghanistan, en Birmanie, en Afrique du Sud, en Chine, en Nouvelle-Zélande, sur les côtes occidentales de l'Afrique, dans le golfe Arabo-Persique, en Abyssinie, en Égypte, au Soudan ; les Français en Algérie, en Afrique de l'Ouest, au Mexique, en Indochine, en Tunisie, à Madagascar, au Maroc ; les Portugais en Angola et au Mozambique ; les Allemands au Togo, au Cameroun, dans le Sud-Ouest africain, au Tanganyika ; les Italiens dans la corne de l'Afrique et en Tripolitaine.Ces guerres lointaines d'une Europe en paix donnèrent lieu, dès leur époque, à de très vifs débats. L'avènement des journaux quotidiens, l'apparition des correspondants de guerre, la mise en place du réseau télégraphique, l'invention de l'illustration et de la photographie, le triomphe du roman, l'immense succès du théâtre et des expositions universelles bouleversèrent leurs représentations. Elles ont fait de nous, bien avant les guerres mondiales du XX? siècle, les spectateurs fascinés et velléitaires des souffrances des autres.
Qu'il suive le fil d'Ariane sur les traces du Minotaure pour évoquer Oran et ses alentours, qu'il revisite le mythe de Prométhée à la lumière de la violence du monde moderne, ou qu'il rêve à la beauté d'Hélène et de la Grèce, Albert Camus nous entraîne tout autour de la Méditerranée et de ses légendes.
Un court recueil de textes lyriques et passionnés pour voyager de l'Algérie à la Grèce en passant par la Provence.
Dans L'espace public (1962) Jürgen Habermas montrait comment à partir du XVIII? siècle le principe de Publicité avait défini un nouvel espace politique au sein duquel s'opérait une médiation entre la société et l'État, sous la forme d'une «opinion publique» qui visait à transformer la nature de la domination. À travers les discussions publiques ayant pour objet des questions d'intérêt général, l'autorité politique était soumise au tribunal d'une critique rationnelle.Mais bientôt, à l'heure des démocraties de masse, Habermas constatait (en 1990) que l'interpénétration des domaines privé et public conduisait à une manipulation de la Publicité par des groupes d'intérêts et à un singulier désamorçage de ses fonctions critiques subverties en un principe d'intégration.Aujourd'hui, Habermas radicalise son analyse. Les réseaux sociaux effacent pour certains de leurs utilisateurs la délimitation constitutive entre sphère privée et sphère publique : chacun peut parler individuellement comme auteur d'une parole publique. Si dans l'espace public traditionnel, il fallait, pour devenir un tel auteur, se soumettre à la médiation des médias qui mesuraient la vérité, la rationalité et la cohérence logique de la parole, avec les réseaux sociaux la position d'auteur est immédiatement acquise pour chacun. Cette publicité immédiate de la parole intime et privée conduit à l'érosion des critères de rationalité.«Maintenir une structure médiatique permettant à l'espace public de rester un espace inclusif et permettant à la formation de l'opinion et de la volonté publiques de conserver son caractère délibératif ne relève donc absolument pas du simple choix politique : il s'agit d'un impératif proprement constitutionnel.»
L'économie politique devient une discipline autonome à la fin du XVIII? siècle en France et en Angleterre. Elle se caractérise dès l'origine par une volonté, à l'instar des sciences exactes, de raisonner sur des abstractions et des grandeurs mesurables.Son triomphe occulte alors d'autres approches très différentes qui définissent l'économie comme la relation entre le milieu et les espèces : la «science du commerce» et la «physique oeconomique».La science du commerce rejette toute connaissance produite dans le cabinet du philosophe. Ce sont les praticiens possédant des savoirs vernaculaires qui sont les vrais savants : artisans, fermiers, marchands et grands négociants. Pour tirer le parti maximum d'un déterminisme naturel donné - un «climat», ce que nous appellerions aujourd'hui un écosystème ou un milieu -, elle accumule les observations sur la géographie, les sols, les forêts, les végétaux, les animaux, les infrastructures et la marine. Elle pose les questions économiques par une discussion ouverte et invite le public à co-construire un savoir qui n'est pas le fruit d'une «découverte» par une élite seule.La «physique oeconomique» est une physique appliquée au monde naturel, lui-même pensé comme un organisme autorégulé à l'intérieur de chaque climat. Par la connaissance des propriétés des végétaux et des animaux autochtones et par l'acclimatation de plantes venues d'ailleurs, l'être humain transforme ses milieux pour mieux satisfaire ses besoins et vivre en harmonie avec les autres espèces.Il importe de ranimer ces économies alternatives à l'heure où la question du climat, du productivisme agricole, de l'épuisement des sols et de l'effondrement de nombreuses populations animales conduit à l'élaboration de nouveaux savoirs du vivant et de ses interdépendances.
Nos sociétés et leurs vies publique et économique se trouvent aujourd'hui prises entre deux feux : une mondialisation néolibérale enlisée et les résistances forcenées, dites «populistes», des peuples qui souffrent directement des effets de cette mondialisation. Comment sortir de cette impasse ?Le globalisme est conçu pour que le marché, désenclavé de toute autre institution sociale et politique, soit l'unique autorégulateur de la vie humaine.Pour ce faire, il est proposé à tous les peuples une «gouvernance globale», indifférente aux conditions historiques et culturelles des sociétés, et qui concentrerait le pouvoir entre les mains d'une élite mondialisée et occupée à empêcher que se manifestent les libres choix des citoyens.Streeck montre que l'enchâssement social des marchés dans une politique démocratique dépend de l'enchâssement des États dans une architecture internationale respectant leur souveraineté, et donc pluraliste.Ainsi l'ordre européen post-néolibéral serait interétatique et privilégierait la coopération horizontale en lieu et place d'une autorité verticale ; il serait un ordre confédéral et non impérial, il mettrait à profit les structures institutionnelles héritées des États nationaux pour affranchir les sociétés de leur assujettissement aux impératifs du marché global.C'est ainsi qu'entre en jeu la question de l'État et que la politique fait retour dans l'économie politique.
Le large écho qu'a rencontré cet ouvrage depuis sa publication tient à la thématique «foi et savoir » comme chaîne sur laquelle se trame une histoire de la philosophie. Habermas rompt avec l'habitude de «sauter», au motif qu'ils seraient inessentiels, les processus d'apprentissage à l'oeuvre au cours des mille années de discussions entre théologiens chrétiens et juifs, mais aussi musulmans, tous formés à la philosophie - comme si la philosophie grecque faisant autorité n'avait trouvé un prolongement scientifique qu'avec l'humanisme des débuts de la modernité. Les processus de traduction réciproques qui se sont déroulés entre les doctrines bibliques et la philosophie grecque ont eu pour résultat la théologie chrétienne et la pensée philosophique moderne. Cette «osmose conceptuelle» a continué de se dérouler au fil des siècles, y compris sous les prémisses d'une pensée séculière, voire, pour ce qui est du Jeune-hégélianisme, sous des auspices polémiquement athées. Cela vaut avant tout pour les concepts fondamentaux du droit de la raison et de la morale de la raison, pour la thématique de la liberté rationnelle, ainsi que pour l'ontologie nominaliste qui prépara le cadre conceptuel fondamental des sciences naturelles modernes et des éthiques empiristes.Le fil de la discussion sur la foi et le savoir explique pourquoi les éthiques respectives de Kant et de Hume ont forgé jusqu'à nos jours des traditions qui rivalisent entre elles sans pouvoir se réconcilier. En effet, la philosophie post-métaphysique se ramifie à l'endroit précis où les questionnements de Kant sont soit assimilés par ses successeurs et raffinés par eux, soit abandonnés au bénéfice des approches empiristes. Ces deux traditions qui se sont toutefois mutuellement fécondées apportent des réponses différentes mais complémentaires à la question de la conception appropriée que la philosophie doit se faire d'elle-même en tant que discipline professionnelle.Le tome premier d'Une histoire de la philosophie : La constellation occidentale de la foi et du savoir a paru dans la même collection (2021).
D'où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d'un retard généralisé, lui-même renforcé par l'injonction permanente à s'adapter au rythme des mutations d'un monde complexe? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l'évolution ?
La généalogie de cet impératif nous conduit aux sources d'une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l'espèce humaine et sur son avenir. Elle s'est donné le nom de « néolibéralisme » : néo car, contrairement à l'ancien qui comptait sur la libre régulation du marché pour stabiliser l'ordre des choses, le nouveau en appelle aux artifices de l'Etat (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l'espèce humaine et son environnement et construire ainsi artificiellement le marché : une biopolitique en quelque sorte.
Il ne fait aucun doute pour Walter Lippmann, théoricien américain de ce nouveau libéralisme, que les masses sont rivées à la stabilité de l'état social (la stase, en terme biologique), face aux flux qui les bousculent. Seul un gouvernement des experts peut tracer la voie de l'évolution des sociétés engoncées dans le conservatisme des statuts. Lippmann se heurte alors à John Dewey, grande figure du pragmatisme américain, qui, à partir d'un même constat, appelle à mobiliser l'intelligence collective des publics, à multiplier les initiatives démocratiques, à inventer par le bas l'avenir collectif.
Un débat sur une autre interprétation possible du sens de la vie et de ses évolutions au coeur duquel nous sommes plus que jamais.
« J'allais rejoindre la vie, la folie dans les livres.
(.) La jeune fille s'éprenait de l'explorateur qui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres j'ai tiré ma fantasmagorie la plus intime. » Lorsque le jeune Sartre lève ainsi une épée imaginaire et se rêve en héros après avoir lu les aventures de Pardaillan, il ne fait rien de très différent de ce que nous faisons tous quand nous lisons, puissamment attirés vers des possibilités d'être et des promesses d'existence.
C'est dans la vie ordinaire que les oeuvres se tiennent, qu'elles déposent leurs traces et exercent leur force. Il n'y a pas d'un côté la littérature, et de l'autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans échanges qui rendrait incompréhensible la croyance aux livres, un face-à-face qui ferait par exemple des désirs romanesques de Sartre (ou de la façon dont Emma Bovary se laisse emporter par des modèles) une simple confusion entre la réalité et la fiction, et par conséquent un affaiblissement de la capacité à vivre.
Il y a plutôt, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les oeuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Dans l'expérience ordinaire de la littérature, chacun peut ainsi se réapproprier son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles : car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles.
La lecture n'est pas une activité séparée, c'est l'une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons un aspect, une saveur et même un style à notre existence.
Dans l'Europe d'Ancien Régime la pauvreté est endémique. Elle est tout à la fois un risque conjoncturel (auquel on répond par la culture des terres communes, la pluriactivité de toute une famille mise au travail, les engagements de biens au mont-de-piété contre de microcrédits ou la migration saisonnière de métier), un état structurel (auquel on espère échapper par les déménagements constants, la contrebande et le vagabondage, l'illégalité et la mendicité) et une exclusion (qui conduit à l'abandon des enfants ou à la prostitution).La massivité du phénomène induit de la part des autorités des réponses dont la diversité va de la peur devant ces miséreux, qu'il convient d'enfermer dans des institutions qui les mettraient au travail pour leur redressement moral, à la dénonciation des insupportables inégalités sociales et économiques qui retranchent de l'humanité commune des individus qui ne demandent que leurs droits.En 1777 l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châlons-sur-Marne met au concours la question des «moyens de détruire la mendicité en rendant les mendiants utiles à l'État sans les rendre malheureux». Jamais aucun concours n'a attiré autant de participants:cent vingt-cinq mémoires sont envoyés; ils constituent la meilleure introduction aux débats d'alors sur la pauvreté et aux questions qui agitent les élites. S'y esquissent nos questions d'aujourd'hui:comment parler des pauvres? De l'inégalité? Des dominés de la famille patriarcale? De la charité, avec sa variante moderne de la philanthropie, et de l'impôt? De l'accès au marché des plus démunis devenus des défavorisés? De leur liberté de choix? De l'appartenance des pauvres à la société des citoyens? De leur mise en capacité de prendre leur destin en main?Rarement, en histoire sociale, un siècle passé apporte autant de lumières sur nos défis les plus contemporains.
La République est devenue un mantra du discours politique en France. Réduite à un universalisme de façade et à une laïcité entièrement falsifiée, elle n'est plus utilisée que pour dissimuler la réalité des fractures et pour tenter de combler le déficit croissant de légitimité auquel se heurte une régulation sociale qui laisse proliférer l'inégalité et précarise les existences.On oublie ainsi le sens premier du projet républicain : créer une société qui soit la chose de tous, une société dont la légitimité tient à sa capacité à instituer et à entretenir entre les citoyens des rapports d'indépendance mutuelle et de non-domination. Mais à l'âge du capitalisme avancé cette égalité ne peut plus reposer seulement sur celle des droits personnels ; elle exige des droits sociaux solides et efficaces qui garantissent à chacun les bases d'une existence autonome : droit à la santé, à l'éducation, au logement, à un emploi et à un revenu décents.À l'égalité des indépendances qui suppose la maîtrise des intérêts particuliers, les nouveaux intégristes substituent une forme imaginaire de subordination du privé au public : l'égalité abstraite devant la loi, l'aveuglement aux différences et aux formes de domination qui les accompagnent. Désormais, la définition culturelle de la République par l'effacement des différences identitaires remplace la définition sociale de la République. Cela revient à nier que, dans une société complexe, une telle égalité ne peut être atteinte que par la reconnaissance des obstacles spécifiques auxquels les individus sont confrontés.
Depuis l'apparition du platonisme chrétien dans l'empire romain, la discussion sur la foi et le savoir a façonné le développement ultérieur de l'héritage philosophique des Grecs. Dans cette discussion Jürgen Habermas trouve le fil directeur de sa généalogie d'une pensée postmétaphysique. Il montre comment la philosophie - en parallèle à la formation d'une dogmatique chrétienne dans les concepts philosophiques - s'est pour sa part approprié des contenus essentiels issus des traditions religieuses et s'est transformée en un savoir capable de fondation. C'est précisément à cette osmose sémantique que la pensée séculière qui succéda à Kant et à Hegel doit la thématique de la liberté rationnelle et les concepts fondamentaux de la philosophie pratique qui, jusqu'à aujourd'hui, se sont révélés déterminants. Alors que la cosmologie grecque a été déracinée, les contenus sémantiques d'origine biblique ont été transférés dans les concepts fondamentaux de la pensée postmétaphysique.L'histoire de la philosophie peut être aussi envisagée comme une succession irrégulière de processus d'apprentissage provoqués de façon contingente. Une telle «généalogie» non seulement met en évidence ces contingences, mais elle met en lumière la nécessité d'un concept compréhensif de raison et la conception que la pensée philosophique se fait d'elle-même à l'aune de ce concept. Habermas élabore une conception dialectique de l'émancipation de la science par rapport à la théologie et du savoir par rapport à la foi. Et il encourage l'instauration d'une relation dialogique vis-à-vis de toutes les traditions religieuses. La pensée postmétaphysique se situe entre sciences et religion.
À ce jour, Mai 68 est au mieux, à l'occasion de célébrations anniversaires, le prétexte à un ruisseau de publications, après des années-fleuves de biographies exaltées de quelques grandes figures de la vie politique ou culturelle, au pire l'origine incontrôlée de tous les maux qui frappent une société plus inégalitaire et fracturée que jamais.Erik Neveu s'est lancé, des années durant, dans une enquête sans équivalent ni précédent sur une «génération» vue d'en bas : celles et ceux qui en 1968 entrèrent en militantisme et dont il suit les trajectoires sur plus de dix ans, loin des lumières de Paris, prioritairement en Bretagne.Il revisite des questions faussement simples : comment peut-on s'être lancé, souvent à corps perdu, dans des engagements qui paraissent aujourd'hui coupables ou irrationnels ? Quelle a été au concret l'expérience de ces militantismes souvent décrits comme aveuglément idéologisés, s'épanouissant dans un entre-soi d'étudiants et d'intellectuels ? Que sont devenus ces militants quand, dès la fin des années 70, les organisations gauchistes se sont délitées ?L'enquête se déploie au long cours. Par quelles influences, en termes d'origines et d'histoire personnelle, cette génération s'investit-elle dans un militantisme tous azimuts et selon des dispositions souvent éminemment contradictoires ? Comment pouvait-on au sens propre passer sa vie à militer, sinon que le militantisme était aussi un espace de sociabilités et de rencontres imprévues ? Faire un retour critique sur ces militantismes, c'est aussi en rappeler le côté obscur : les phénomènes de pouvoir, d'anesthésie des capacités critiques, d'inégalités non questionnées entre femmes et hommes.Que devient cette génération quand elle cesse de militer ? Les effets d'habitus d'engagement sont durables et la sortie du militantisme est rarement un terminus : les énergies militantes se réactivent dans le syndicalisme, la vie associative, une grande diversité de causes. Beaucoup de militants d'hier vont manifester des compétences d'entrepreneurs sociaux. Ils changent les règles d'exercice des métiers, en inventent, essaient de faire de militantisme métier et de métier engagement. Et contribuent ainsi à l'invention de formes nouvelles de politisation d'aujourd'hui.
«Le Mexique est un fragment, une partie d'une histoire beaucoup plus vaste. Les révolutions contemporaines en Amérique latine ont été et sont des réponses à l'insuffsance du développement, d'où procèdent aussi bien leur justification historique que leurs fatales et évidentes limites. Les modèles de développement que nous offrent aussi bien l'Est que l'Ouest sont des compendiums d'horreurs : pourrons-nous à notre tour inventer des modèles plus humains et qui correspondent mieux à ce que nous sommes ?Gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l'Histoire, nous sommes, Latino-Américains, les commensaux non invités, passés par l'entrée de service de l'Occident, les intrus qui arrivent au spectacle de la modernité au moment où les lumières vont s'éteindre. Partout en retard, nous naissons quand il est déjà tard dans l'Histoire ; nous n'avons pas de passé, ou si nous en avons eu un, nous avons craché sur ses restes. Nos peuples ont dormi tout un siècle et, pendant qu'ils dormaient, on les a dépouillés et ils vont maintenant en haillons. Et pourtant, depuis un siècle, sur nos terres, si hostiles à la pensée, ici et là, en ordre dispersé mais sans interruption, sont apparus des poètes, des prosateurs et des peintres qui sont les égaux des plus grands des autres continents.»Le labyrinthe de la solitude est un ouvrage capital de la littérature mexicaine contemporaine.
Une fois encore, comme hier à propos de la famille en Europe ou de la place de l'écriture dans notre civilisation, Jack Goody vient perturber la ronde des historiens emportés par leurs certitudes. À la question soulevée par l'anthropologue britannique, on devine déjà ce qu'argueront les esprits chagrinés par cette interpellation d'exigence:comparaison n'est pas raison. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit. La question? C'est le «vol de l'histoire», c'est-à-dire la mainmise de l'Occident sur l'histoire du reste du monde. À partir d'événements qui se sont produits à son échelle provinciale, l'Europe a conceptualisé et fabriqué une représentation du passé toute à sa gloire et qu'elle a ensuite imposée au cours des autres civilisations. Le continent européen revendique l'invention de la démocratie, du féodalisme, du capitalisme de marché, de la liberté, de l'individualisme, voire de l'amour, courtois notamment, qui serait le fruit de sa modernisation urbaine. Plusieurs années passées en Afrique, particulièrement au Ghana, conduisent Jack Goody à mettre aujourd'hui en doute nombre d'«inventions» auxquelles les Européens prétendent, sous les plumes de Fernand Braudel, Joseph Needham ou Norbert Elias notamment, alors que ces mêmes éléments se retrouvent dans bien d'autres sociétés, du moins à l'état embryonnaire. Économiquement et intellectuellement parlant, seul un écart relativement récent et temporaire sépare l'Occident de l'Orient ou de l'Afrique. Des différences existent. Mais c'est d'une comparaison plus rapprochée que nous avons besoin, et non d'une opposition tranchée entre le monde et l'Occident, au seul profit de ce dernier.
L'homme partage plus de 98% de ses gènes avec le chimpanzé pygmée et le chimpanzé commun. On en mesure habituellement peu les implications. Le langage, l'art, la technique et l'agriculture - qui distinguent ce « troisième chimpanzé » - sont le fruit d'une évolution non pas seulement anatomique, mais également comportementale : le faible nombre de petits par portée, les soins parentaux bien au-delà du sevrage, la vie en couple, l'espérance de vie, la ménopause particularisent le cycle vital de l'homme. À quel stade le troisième chimpanzé fit-il le saut quantique en matière de réussite évolutive, avec l'acquisition de l'aptitude du langage, il y a au moins cent mille ans ? Depuis lors l'animal humain déploie tous ses traits particuliers - notamment son aptitude à détruire massivement son genre et les écosystèmes, à ruiner la base même de sa propre alimentation. Génocide et holocauste écologique posent désormais la question cruciale de l'extinction de l'espèce humaine, à l'instar de milliards d'autres espèces disparues au cours de l'histoire de l'évolution.
L'originalité des recherches de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n'est plus à démontrer.Les deux sociologues s'intéressent dans ce nouvel ouvrage à deux processus constitutifs de l'espace public. D'une part, les processus de mise en actualité:se saisissant de ce qui se passe maintenant, ces processus font connaître à nombre de personnes l'existence de faits que ces dernières n'ont pas, pour la plupart, directement vécus et les accompagnent généralement d'une description et d'une interprétation. Et, d'autre part, les processus de politisation:se saisissant de faits mis en actualité, ces processus les problématisent, en sorte que l'actualité concerne chacun, et par conséquent aussi l'État, tout en donnant lieu à des interprétations dont les divergences suscitent des commentaires, des polémiques et des divisions.Boltanski et Esquerre fondent leurs analyses sur les milliers de commentaires mis en ligne par des lecteurs du quotidien Le Monde en septembre et octobre 2019; et les milliers de commentaires postés sur deux chaînes de vidéo d'actualité passée mises en ligne en janvier 2021 par l'Institut national de l'audiovisuel. Chemin faisant, ils reconstituent la norme du dicible en comparant les commentaires publiés et les commentaires rejetés par les instances de modération; ils saisissent des opinions en train de se faire, au lieu de les recueillir sous la forme stabilisée, souvent réflexive et prudente, des réponses à des entretiens ou des sondages. Ils cartographient les processus de politisation à notre époque, tels le féminisme, l'écologie, l'immigration, les religions, le nationalisme, l'Europe, etc.Loin d'être un livre de plus sur la presse, les médias ou les réseaux sociaux, c'est ici un grand livre sur la formation de l'opinion politique en démocratie et la manière dont en sont affectées nos vies quotidiennes.
En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit « sans frontières ». Et si le sansfrontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté ? Partout sur la mappemonde, et contre toute attente, se creusent ou renaissent de nouvelles et d'anciennes frontières. Telle est la réalité. En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d'autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l'épidémie des murs, remède à l'indifférence et sauvegarde du vivant. D'où ce Manifeste à rebrousse-poil, qui étonne et détone, mais qui, déchiffrant notre passé, ose faire face à l'avenir.
Écrire l'histoire du judaïsme, est-ce narrer le récit d'une vallée de larmes?Non répondit longtemps un des plus grands historiens du judaïsme, Salo Baron (1895-1989). Né en Galicie, au sein de l'empire des Habsbourg, invité à enseigner à New York en 1926, il découvrit alors ce qu'il pensait être l'exceptionnalisme américain.Société neuve, les États-Unis n'ont pas connu les Croisades, les affres du Moyen Âge, les malheurs de l'Inquisition, les pogromes de l'Europe de l'Est et de l'empire russe, dont celui de Kichinev en 1903 marqua tous les esprits; ils ont échappé au pire, à l'expulsion des Juifs européens. Baron en est persuadé, les États-Unis démentent à eux seuls ce qu'il appelle «la vision lacrymale de l'histoire», le récit du destin du judaïsme comme la liste ininterrompue des persécutions et des massacres. Tout au plus les Juifs américains se heurtent-ils à des préjugés, à des barrières sociales dans les clubs et les universités, mais jamais à un antisémitisme théorisé en idéologie politique à l'instar de l'Allemagne et de la France.Pourtant, en avril 1913 éclate à Atlanta l'affaire Leo Franck, le lynchage d'un Juif accusé du meurtre rituel d'une jeune fille. Première manifestation d'un antisémitisme de haine qui va éclore jusqu'à nos jours, porté par les suprémacistes blancs. Des centaines de synagogues ont brûlé au cours des décennies, jusqu'au massacre de Pittsburgh en 2018 et aux slogans antisémites lors de la tentative de putsch contre le Capitole en janvier 2021.La romance de l'exceptionnalisme sanctifiée par Salo Baron et à sa suite par les historiens du judaïsme américain se trouve-t-elle ainsi durablement démentie? Est-ce ici aussi le retour de l'histoire lacrymale?
On doit à Yves Michaud une analyse fondamentale de l'évolution contemporaine de l'Art.Dans le domaine des arts visuels qu'on appelle Art, nous sommes passés d'oeuvres (traditionnellement tableaux et sculptures) à des installations, des environnements, des dispositifs multimédias qui enveloppent le spectateur dans des expériences multi-sensorielles. Telle est la «vaporisation de l'art», son passage à l'état gazeux.La seconde évolution, que décrit cet ouvrage, «le triomphe de l'esthétique », c'est le mouvement d'esthétisation générale de nos milieux de vie.Il faut que tout soit «luxe, calme et volupté», plaisant, charmant, lisse, agréable, ou encore excitant, intéressant dans le registre couramment appelé «esthétique».L'apparition au cours du XVIII? siècle du concept d'esthétique fut indissociable du changement des expériences que donnaient les arts et de nouvelles formes de la sensibilité.Il en va de même aujourd'hui.L'expérience esthétique a changé : de frontale elle est devenue atmosphérique et se fait sous le signe du plaisir, du sensible et de l'éprouvé.Nous sommes en présence d'une révolution sensible qui rend indispensable une révolution dans «la théorie esthétique», mais la révolution de la sensibilité hyper-esthétique est encore plus importante que celle de la théorie.Le monde des atmosphères n'est plus celui de la perception esthétique.Le monde du Grand Art est mort et bien mort.
Descartes ou la philosophie française:le caractère fondateur qui a été reconnu de droit à Descartes au regard de toute la philosophie moderne a masqué l'importance toute particulière que les penseurs français lui ont toujours accordée, de fait, dans leur propre édification intellectuelle. Descartes fournit en France moins les idées que la trame qui a servi à les ordonner - ce qui n'est le cas d'aucun philosophe ailleurs.Sartre, toute sa vie durant, fut tenu par le projet de construire une morale. Par la suite, il ne s'est jamais lassé de conclure:«Et j'ai toujours échoué.» Conscient de cet échec où son projet de métaphysique l'a mené, il reconduit les motifs qu'il avait de l'écrire à son enfance:«Ma seule affaire était de me sauver.»Il avait cru être au monde; il a vécu dans l'imaginaire. Il avait bâti tout une oeuvre afin de s'y mettre tout entier. Or ce Moi immortalisé, celui auquel il aspirait, c'était secrètement Descartes, médiateur caché dans la pénombre mais qui lui avait tracé un chemin pour le rejoindre. Sartre ne l'a pas dit. Néanmoins il savait qu'il était en train de récrire les Méditations métaphysiques de Descartes. C'était son secret et le propre du secret est d'appartenir à ce qui relève en chacun non pas de l'inconscient mais de ce «fonds sombre qui refuse d'être dit» - le vécu.Un tel secret, encore enveloppé et obscur à lui-même, explique également que Sartre ait pu se dire à la fois existentialiste et cartésien. D'un côté, l'existentialisme est le nom que l'adversaire avait donné à la doctrine. Il est la manière objective dont sa pensée s'est extériorisée dans l'histoire, il est la doctrine vue du dehors. De l'autre côté, le cartésianisme est la même doctrine mais telle qu'elle est comprise du dedans par Sartre. Il est la manière subjective dont Sartre a intériorisé sa doctrine dans l'histoire de la philosophie. Deux courants de pensée dont l'un, tout en surface, a recouvert malencontreusement l'autre qui était pourtant le seul qui fût profond.