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solmaz sharif
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Les douanes sont ces lieux qui n'en sont pas, dans les ports et les aéroports, où l'on contrôle la légalité de ce que l'on emporte avec soi au moment de passer la frontière. Ce sont des lieux où l'on vous demande d'où vous venez, qui vous êtes, ce que vous faites. Ou ce que vous venez faire ici. Solmaz Sharif semble écrire à partir de l'impossibilité de répondre à ces questions. Elle semble écrire à partir de la difficulté de ce passage des frontières, d'un territoire à un autre, de la mémoire au présent, d'une identité à l'exil. Dans « Mire », son extraordinaire premier livre, Sharif se servait des termes du dictionnaire militaire américain pour évoquer la violence de l'état, la violation de l'intimité et les guerres impérialistes. Plus de dictionnaire ici, mais la difficulté d'un apprentissage solitaire, un « gribouillis » d'alphabet, des rayures sur des ardoises d'école, ou le décryptage phonétique du persan. Plus de « mire » précise, létale, face aux agents de sécurité, face au pays hostile, mais un « regard oblique », louche, déformé qui guette l'arrivée d'une mère dans le miroir convexe des couloirs de l'aéroport. Seule face à ses origines perdues, irrattrapables, passagère en sursis dans la grande caravane de l'occident, Sharif interroge ses racines iraniennes, qui ne sont que des racines inconnues, des souvenirs inventés, un passé recomposé. Elle est « d'ailleurs », que ce soit à Shiraz, la ville de ses parents, ou en Californie, où elle vit. Un ailleurs qu'elle a malgré elle « appris à être ». Solmaz Sharif revendique une poésie politique - ne dit-elle pas dans un poème que « toute nation déteste ses enfants » ? - et une position de femme considérée comme une barbare dans un pays de colons. Passer une frontière, est acquis pour les uns, impossible ou douloureux pour les autres, confinés derrière les barrières. « Visa » vient de « voir » nous dit-elle, et c'est ce regard qu'elle démultiplie tout au long de ces « douanes » : l'oeil noir des caméras de surveillance, le regard d'un amant sur son corps nu ou celui des policiers quand elle se déshabille, les souvenirs dans le rétroviseur, les prisonniers politiques à la télévision, tout ce que notre origine sociale ou ethnique nous autorise à voir, ou nous oblige à imaginer. À rebours de cette Amérique de synthèse droguée aux produits dévitalisés, à la richesse monétaire et au voyeurisme, Sharif retrace les rites anciens de ses ancêtres, et opère, à l'image des anciens tanneurs chassés en périphérie des villes à cause de la puanteur et qui décharnaient les peaux des bêtes pour produire du cuir, une forme de desquamation du poème, qui détache la chair émotionnelle de l'os de son identité. Comme ses ancêtres elle fabrique avec des mots des seaux de cuir qu'elle plonge dans le puits du passé pour en faire remonter un « reflet » de soi-même. Elle retourne chercher tout ce qu'elle avait soustrait d'elle faute de pouvoir « supporter de le regarder. » L'exil peut-il prendre fin, lui qui vous touche jusque dans votre intimité, dans votre refus d'être touché, tant il vous habitue à « perdre même la perte », tant tout retour est impossible quand on vient de « nulle part » ?
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Pour ceux qui l'ont vécue, une guerre n'est jamais terminée, toute image mentale lui doit quelque chose, sans elle les images des êtres n'ont pas d'ancrage. Solmaz Sharif embrasse l'histoire récente : la guerre Iran-Iraq, les attaques américaines au Moyen-Orient, Guantanamo..., parce que c'est avant tout son histoire. Née en exil, elle cherche à la fois sa mémoire et son foyer et la guerre est comme un lien naturel au monde. « Mire » est un tableau virtuose de poèmes, de listes, de fragments et de séquences, Sharif rassemble les récits éparpillés de sa famille plongée dans des conflits qui la dépassent mais la plongent dans la destruction. Livre en errance, en migration permanente, en quête d'abri, d'une femme qui n'est chez elle nulle part, qui mesure la distance qui la sépare des êtres perdus. Dialogue morcelé avec des images, Solmaz Sharif nous force à regarder les morts en face, les cadavres d'écoliers, les civils bombardés, les mosquées détruites, le poids de chaque homme. Elle nous force à identifier les corps inertes de notre histoire. « Mire » est saturé par la violation constante de l'intimité, les fouilles au corps, les intrusions policières, les mises sur écoute, les ségrégations. En sécurité nulle part, que ce soit dans le présent ou dans les souvenirs, le rêve américain est une solitude et une déception, avec des uniformes prêts à enfoncer votre porte à chaque instant.
Sharif montre aussi comment la violence s'exerce contre le langage. Elle injecte dans son livre des mots tirés du Dictionnaire Militaire Américain qui viennent faire exploser le rapport à l'autre ; elle expose les euphémismes dévastateurs utilisés pour stériliser la langue, contrôler ses effets et influencer notre résolution collective. Il s'agit de vivre avec « le langage qu'ils ont fait de notre langage », dans l'abîme qui sépare les individus que nous sommes des histoires racontées. Que faut-il tirer de l'abîme pour faire exister son histoire, ses proches emprisonnés et disparus ? Où peut-on porter son histoire dangereuse car sensible comme un champ de mines, précise comme un dictionnaire de termes qui désignent des mises à mort dans l'intervalle de la mire à l'écran, l'ordre de tirer et l'impact. Mais Un élan de survie, une sensualité limpide nous signalent la présence d'une conscience lumineuse, un étonnant apaisement.
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**A New Yorker Best Book of 2022** ''Witty and incisive. [Sharif] masterfully traverses the landscape of exile and all its complicated grief'' New York Times The devastating second collection by Solmaz Sharif, author of Look, a National Book Award finalist With Customs, Solmaz Sharif offers a series of poetic refusals, weighing nuanced questions about what it means to belong to a place. In the face of hard borders these poems seek a reckoning with the structures, in society, in language itself, by which these limits act on us.
Sharif examines what it means to exist in the nowhere of the arrivals terminal; to navigate a continual series of checkpoints, officers, searches, and questionings that can become a relentless challenge; a mutating shibboleth.
Through the poet''s adept balancing of tonal and formal elements, these poems interrogate the ''customs'' of the nation-state, of the English language, of the paces these systems put us through. But this work is not enjoined to a hopeless quest. Instead, the propulsive force that informs each line, each white space, and punctuation mark, is a powerfully galvanizing and healing force.
Customs reminds us of the generative possibilities of restlessness, of seeking in each poem to refresh what it is a poem can be and do.>