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martine broda
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Les deux volumes que nous avions publiés de son vivant dans la collection Poésie/Flammarion - Poèmes d'été (2000) et Éblouissements (2003) - rassemblaient déjà l'essentiel de son oeuvre poétique mais dans un désordre qui, sans rien avoir de prémédité, ne permettait guère d'en percevoir l'étonnante évolution. Aussi avions-nous imaginé avec elle de les refondre un jour en un seul ouvrage, respectant cette fois-ci la chronologie de son travail. C'est désormais chose faite avec Toute la poésie, qui regroupe l'intégralité de ses poèmes, depuis les plus anciens (Route à trois voix) jusqu'à la Lettre d'amour posthume, en passant bien sûr par ses recueils majeurs. On pourra ainsi mesurer dans sa rigueur et sa logique propre la terrible beauté d'une écriture traversée de bout en bout par un lyrisme sans âge, même s'il est hanté par l'effroi et les désastres de son temps.
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Traversant tout le champ de la poésie, le livre de Martine Broda est d'abord un essai, et non une encyclopédie ou un ouvrage érudit. Même si le corpus concerné est immense, elle a préféré analyser à fond une dizaine d'exemples d'auteurs de toutes époques, français et étrangers. Dans un ordre à la fois logique et chronologique, le livre alterne les chapitres consacrés à des auteurs et ceux qui sont purement théoriques. Martine Broda tente de déconstruire la définition la plus communément admise de la poésie lyrique comme "expression du moi", en soulignant sa stricte historicité : elle est l'invention du romantisme allemand, comme l'a montré Gérard Genette.
Il existe une autre tradition à l'intérieur de la théorie des genres (Hölderlin, Nietzsche), qui conçoit une énonciation en première personne, où le sujet n'est pas un sujet plein. Plutôt que celle du "moi", le lyrisme pose la question du désir, par où le sujet accède à son propre manque à être, et il la pose en sa dimension ontologique, par rapport à notre destination. Il est ce chant de l'amor fati, chant du sujet et non du moi, qui célèbre dans son pur apparaître l'éphémère, le périssable, et relève d'une conception positive du sublime (l'ekphanestaton selon Philippe Lacoue-Labarthe), celle qui concerne encore la poésie, à la différence de la peinture moderne. En effet, loin d'être platement sentimental comme ses caricatures, le haut lyrisme est fondamentalement d'ordre sublime et ce dont il est finalement question, c'est d'une épiphanie, en dernière instance celle de la Chose (das Ding), son aboutissement naturel étant le geste à célébrer.
L'accent a été mis sur la poésie amoureuse, part depuis toujours majoritaire du corpus de la poésie lyrique, l'amour, dans cette tradition, ayant une fonction épiphanique. La thèse est que les poèmes d'amour, dans une logique du désir pur, ne s'adressent presque jamais à des objets d'amour empiriques ou biographiques, mais, derrière des "senhals" qui sont autant de faux noms de "la personne aimée par moi inventée et vraiment fausse", selon une expression de Pierre Jean Jouve, à cette Chose énigmatique dont parle Lacan : soit l'Autre maternel préhistorique, barré par la loi de la prohibition de l'inceste, figure de la perte sans objet perdu et pur manque d'où procède tout désir. D'un bout à l'autre de la tradition, les oeuvres lyriques naissent de femmes perdues, mortes, inaccessibles, ou même, plutôt, de leur nom, et un rapport du poème à l'amour impossible se dessine, jusqu'en des exemples contemporains. René Char écrivait : "le poème est toujours marié à quelqu'un", mais tout en étant "le poème d'amour réalisé du désir demeuré désir."
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Après Poèmes d'été, qui réunissait ses tout premiers textes et son recueil le plus récent, Éblouissements vient compléter l'édition «intégrale» (mais bien sûr, toujours en devenir) des poèmes de Martine Broda. L'ouvrage s'ouvre ainsi sur l'ensemble inédit qui lui donne son titre puis redonne à lire Grand Jour, publié en son temps par Michel Deguy chez Belin. Il se clôt sur la Suite Tholos, composée par l'auteur à la mémoire de sa soeur, disparue récemment. Ainsi livré dans une manière de dispersion chronologique (mais où patienterait un ordre plus secret), ce regroupement en deux volumes devrait éclairer l'évolution d'une oeuvre qui est parvenue à conjuguer un lyrisme intemporel, ou si l'on préfère impersonnel, et les grandes inflexions formelles des dernières décennies. Travail d'amour et de science, de chair comme de sang, où s'inscrit en filigrane la mémoire d'une langue porteuse d'un trouble perpétuellement prolongé.
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Moins déchirée, plus apaisée peut-être, l'écriture de la poétesse retrace ici, à travers le récit d'une passion interdite, les grands élans de la lyrique amoureuse dont elle avait retracé l'histoire dans«L'amour du nom».
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