Un roman naturel est le premier grand roman de la génération des années 1990, comme on appelle en Bulgarie la génération de la rupture. Traduit dans près de vingt langues, maintes fois réédité, il catapulte son auteur sur le devant de la scène littéraire et devient l'oeuvre fondatrice du postmodernisme bulgare.
L'enjeu d'Un roman naturel tient dans l'impossibilité de raconter du début à la fin et dans l'ordre chronologique une expérience personnelle douloureuse et indicible, en l'occurrence un divorce, après que la femme du narrateur lui annonce être enceinte d'un autre homme.
C'est donc l'histoire d'un homme qui se sépare de sa femme - et de ses chats. C'est l'histoire d'un homme qui voudrait vivre quelques jours en clochard afin de pouvoir raconter l'histoire d'un type qui, pour écrire un roman dont le héros est un clochard, s'est fait clochard lui-même.
C'est une histoire du monde vue du point de vue des mouches - un récit aux mille facettes qui démultiplient ce que nous appelons la réalité ; c'est une histoire des toilettes, publiques et domestiques, haut lieu de la dissidence à l'époque du communisme ; c'est un roman drôle et nostalgique à la fois dans lequel son auteur confie :
« J'aimerais que l'on dise : Ce roman est beau parce qu'il est tissé de doutes. »
Un roman naturel avait été salué par la critique internationale comme l'un des meilleurs romans postmodernes européens dont la structure ouverte et libre, l'écriture fragmentée et ludique se révélait être particulièrement propice à allier les contraires : imbrication de la mémoire collective (celle du socialisme) et de la mémoire individuelle (celle du monde de l'enfance) ; de la nostalgie et de la dérision par l'ironie, dans une quête du « moi » longtemps sacrifié au nom de l'édification collective d'un nouveau modèle de société mais qui se révèle n'avoir de sens qu'en tant que maillon d'une autre grande chaîne collective, celle qui le rattache à l'histoire d'un peuple et à l'histoire mondiale.
Physique de la mélancolie, roman-labyrinthe, apparaît comme un prolongement et un dépassement longuement et patiemment mûri de cette quête du moi qui englobe tous les autres « moi », et ce, dès le tout début du roman, dans son prologue qui déclare : « Je sommes nous. » Dans ce labyrinthe (celui des histoires, mais aussi celui du Minotaure, alter ego du narrateur) Guéorgui Gospodinov pousse plus loin cette démultiplication des « je ». Que de non-vécu, de manqué, de passé à côté, de laissé de côté dans une existence ! De multiples fils d'Ariane relient ce moi incomplet d'ici et maintenant aux autres « moi » d'autres lieux et d'autres époques, humains, animaux ou plantes le trans¬formant en un moi collectif, empathique, qui lui permet de traverser les âges et d'entrer tour à tour dans les histoires et les corps de son grand-père dans la Hongrie de 1945, du Minotaure, de Guéorgui Gospodinov dans la Bulgarie communiste et post-communiste de 1968 à 2011, d'une mouche à vin, d'un nuage de printemps, d'une perdrix, etc.
Avec l'enfance prend fin l'empathie. Le moi collectionne, « achète » alors les histoires d'autrui, encapsule le temps. Pour retarder la fin du monde. Pour ne pas oublier. Ce que l'on oublie habituellement, le périssable, l'éphémère, le quotidien, l'oublié par la « Grande Histoire », le Minotaure. Parce que le sublime est partout, même dans « l'architecture, la physique et la métaphysique de la bouse de buffle ». Parce que le passé est le seul futur possible. Car, si l'imbrication de l'Histoire et des histoires personnelles, la mélancolie suscitée par l'impossibilité de communiquer vraiment entre les êtres, traversent l'oeuvre de Gospodinov, elle est également « imbibée » du sentiment des apocalypses à venir.
Dans cette quête de l'universel par le prisme du personnel, en dépassant le national, quoi de plus partagé, en ce début de XXIe siècle, que le sentiment de crise et la mélancolie qui en résulte ? Et pour conjurer la mélancolie, il faut la raconter. L'architecture du roman, labyrinthe dynamique, fragmenté, qui collectionne histoires, listes, catalogues, carnets et énumérations, nous place, comme le narrateur, à la veille d'une fin, d'une apocalypse, qui peut se révéler infinie. Physique de la mélancolie s'inscrit ainsi dans la poétique du divers et de la relation développée par Édouard Glissant : à la conception de « l'identité à racine unique et exclusive de l'autre » véhiculée dans de nombreux textes d'écrivains des Balkans porteurs d'une esthétique exotisante et foklklorisante, Glissant oppose une autre notion d'identité « comme rhi¬zome », c'est-à-dire « non plus comme racine unique mais comme racine allant à la rencontre d'autres racines. » Une identité-relation.
Après deux romans labyrinthiques, Guéorgui Gospodinov nous offre un recueil de 103 microfictions environnementales.
Pour l'auteur, « il y a quelque chose de dramatique et à la fois d'apaisant dans les histoires courtes parce qu'elles sont synchronisées avec la brièveté des corps. Elles s'arrêtent soudainement, peuvent être drôles et absurdes, brusques et mal assurées, personnelles et distanciées à la fois. » Ici, le corps du narrateur se fond avec le corps social, le corps animal, le corps floral, sur un ton à la fois tendre et drôle, humoristique et ironique, sensible et méditatif, et d'autant plus empathique que « je sommes nous ».
L'empathie de Gospodinov est avant tout environnementale. En effet : « La littérature est bien trop anthropocentrée. J'aimerais que les humains se taisent parfois afin que l'on puisse entendre la voix de la mouche, de la grenouille, du bambou, du Minotaure et de tout ce qui a droit de cité. »
Que se passe-t-il dans les villes que nous laissons derrière nous ? Sans nous, dans les méandres des vies de ceux que nous quittons ? Que deviennent les chambres d'hôtel et les cafés, théâtres éphémères de nos rencontres comme de nos ruptures ? C'est un monde surpeuplé d'absences dont Guéorgui Gospodinov mène ici une exploration.
Un poème après l'autre, il dessine avec une délicatesse et une acuité hors du commun les contours de vies fragmentées entre présent et passé, entre frontières et patrie. Il y fait aussi le touchant inventaire de toutes les choses qui malgré tout tiennent tête au temps : gestes du quotidien, saveurs des plats simples, naïvetés des enfants, souvenirs d'amour et de la nature bien sûr, toujours dépeinte avec révérence et comme la seule force à pouvoir réellement triompher de la mort.