Ce sont celles qui se sont écoulées de la fin de la deuxième guerre mondiale à aujourd'hui, revisitées par la mémoire d'une femme. Le livre saisit la trace des événements mais davantage encore le changement ininterrompu des choses et des représentations, idées, croyances, lieux communs en circulation dans la société. Dans ce mouvement collectif et anonyme, douze « arrêts sur photo » aux différents âges de la vie introduisent la dimension individuelle de cette femme, les modifications de son corps et de ses désirs, de sa perception du passé et de l'avenir.
Ni fiction ni autofiction, Les années constituent une autobiographie impersonnelle, une forme nouvelle de récit entre histoire et mémoire. Plus que tout, l'écriture tente de faire ressentir le passage du temps.
Annie Ernaux
«J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire.» Le père d'Annie Ernaux est mort l'année où elle a été reçue au CAPES de lettres modernes. Ancien garçon de ferme, puis ouvrier, il tenait un café-épicerie à l'écart du centre dans une petite ville de Normandie. Plusieurs années après, habitée par un sentiment de trahison, elle entreprend le récit de cette vie «soumise à la nécessité». En même temps, elle décrit ce monde dans lequel elle a grandi, un monde «où tout coûte cher», où l'on ne discute pas de livres ni de films, mettant au jour, sans misérabilisme, son héritage culturel auquel elle avait peu à peu tourné le dos.
« J'ai voulu l'oublier cette fille. L'oublier vraiment, c'est-à-dire ne plus avoir envie d'écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n'y suis jamais parvenue. » Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l'été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l'Orne. Nuit dont l'onde de choc s'est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
S'appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu'elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd'hui.
«Depuis des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d'un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. De la même façon entendre par hasard La javanaise, J'ai la mémoire qui flanche, n'importe quelle chanson qui m'a accompagnée durant cette période, me bouleverse.»Annie Ernaux.
En quelques pages, à la première personne, Annie Ernaux raconte une relation vécue avec un homme de trente ans de moins qu'elle. Une expérience qui la fit redevenir, l'espace de plusieurs mois, la «fille scandaleuse» de sa jeunesse. Un voyage dans le temps qui lui permit de franchir une étape décisive dans son écriture.Ce texte est une clé pour lire l'oeuvre d'Annie Ernaux - son rapport au temps et à l'écriture.
«À partir du mois de septembre l'année dernière, je n'ai plus rien fait d'autre qu'attendre un homme : qu'il me téléphone et qu'il vienne chez moi.»Annie ErnauxJuliette Binoche interprète avec sensibilité cette oeuvre essentielle d'Annie Ernaux, prix Nobel de littérature.
Annie Ernaux s'efforce ici de retrouver les différents visages et la vie de sa mère, morte le 7 avril 1986, au terme d'une maladie qui avait détruit sa mémoire et son intégrité intellectuelle et physique. Elle, si active, si ouverte au monde. Quête de l'existence d'une femme, ouvrière, puis commerçante anxieuse de «tenir son rang» et d'apprendre. Mise au jour, aussi, de l'évolution et de l'ambivalence des sentiments d'une fille pour sa mère : amour, haine, tendresse, culpabilité, et, pour finir, attachement viscéral à la vieille femme diminuée.«Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue.»
Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un «cadre», mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c'est une femme gelée. C'est-à-dire que, comme des milliers d'autres femmes, elle a senti l'élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d'enseignante. Tout ce que l'on dit être la condition « normale » d'une femme.
Avec un immense talent, Elsa Lepoivre de la Comédie-Française donne à entendre la voix brûlante de ce récit à la fois commun et saisissant.
« J'ai toujours eu envie d'écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d'autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m'apporter l'écriture d'un livre qui soit à la hauteur de ce que j'ai éprouvé dans ma douzième année. » Annie Ernaux Noémie Lvovsky s'empare avec douceur et précision de ce texte fondamental de l'oeuvre d'Annie Ernaux.
«Ça suffit d'être une vicieuse, une cachottière, une fille poisseuse et lourde vis-à-vis des copines de classe, légères, libres, pures de leur existence... Fallait encore que je me mette à mépriser mes parents. Tous les péchés, tous les vices. Personne ne pense mal de son père ou de sa mère. Il n'y a que moi.»Un roman âpre, pulpeux, celui d'une déchirure sociale, par l'autrice de La place.
Tous les livres que j'ai écrits ont été précédés d'une phase, souvent très longue, de réflexions et d'interrogations, d'incertitudes et de directions abandonnées.À partir de 1982, j'ai pris l'habitude de noter ce travail d'exploration sur des feuilles, avec des dates, et j'ai continué de le faire jusqu'à présent. C'est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d'atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j'entrevois, au loin, dans la clarté.A. E.Parallèlement à ses romans, Annie Ernaux tient un journal d'avant-écriture ; une sorte de livre de fouilles, rédigé année après année, qui offre une incursion rare de «l'autre côté» de l'oeuvre.Plongé au coeur même de l'acte d'écrire, le lecteur devient témoin du long dialogue de l'autrice avec elle-même : la pensée taillée au couteau, des idées en vrac, des infinitifs en mouvement ; des associations de mots, de morceaux de temps, et de confidences.Pour la réédition de L'atelier noir, Annie Ernaux a souhaité augmenter l'ouvrage de pages inédites de son journal de Mémoire de fille.
«J'avais quitté W. Quelques mois après, il m'a annoncé qu'il allait vivre avec une femme, dont il a refusé de me dire le nom. À partir de ce moment, je suis tombée dans la jalousie. L'image et l'existence de l'autre femme n'ont cessé de m'obséder, comme si elle était entrée en moi. C'est cette occupation que je décris.» Annie Ernaux.
«[...] Je n'ai jamais rien su de ses activités qui, officiellement, étaient d'ordre culturel. Je m'étonne aujourd'hui de ne pas lui avoir posé plus de questions. Je ne saurai jamais non plus ce que j'ai été pour lui. Son désir de moi est la seule chose dont je sois assurée. C'était, dans tous les sens du terme, l'amant de l'ombre.[...] J'ai conscience de publier ce journal en raison d'une sorte de prescription intérieure, sans souci de ce que lui, S., éprouvera. À bon droit, il pourra estimer qu'il s'agit d'un abus de pouvoir littéraire, voire d'une trahison. Je conçois qu'il se défende par le rire ou le mépris, je ne la voyais que pour tirer mon coup. Je préférerais qu'il accepte, même s'il ne le comprend pas, d'avoir été durant des mois, à son insu, ce principe, merveilleux et terrifiant, de désir, de mort et d'écriture.»Annie Ernaux.
Ma mère a été atteinte de la maladie d'alzheimer au début des années 80 et placée dans une maison de retraite.
Quand je revenais de mes visites, il fallait que j'écrive sur elle, son corps, ses paroles, le lieu où elle se trouvait. je ne savais pas que ce journal me conduirait vers sa mort, en 86.
«De 1985 à 1992, j'ai transcrit des scènes, des paroles, saisies dans le R.E.R., les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis.
Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur.» Annie Ernaux.
«Ça ne vaut plus le coup d'avoir mes règles. Ma tante a dit : t'as perdu ta langue, Anne ? t'étais plus causante avant. C'est plutôt la leur de langue que j'ai perdue. Tout est désordre en moi, ça ne colle pas avec ce qu'ils disent.» Histoire d'une adolescente comme les autres, qui cherche à communiquer, à comprendre. Mais rien, dans le langage de ses parents, de l'étudiant qu'elle a recontré, dans les mots des livres même, ne coïncide avec la réalité de ce qu'elle vit et elle se trouve renvoyée à la solitude.
«Écrire n'est pas pour moi un substitut de l'amour, mais quelque chose de plus que l'amour ou que la vie.» 15 janvier 1963 «Cette sensation terrible, toujours, d'être à la recherche de l'écriture inconnue, comme cela m'arrive de désirer une nourriture inconnue. Et je vois le temps passer, nécessité d'écrire contre le temps, la vieillesse.» 3 août 1990 «Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l'on éprouve de façon individuelle:le corps, l'éducation, l'appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l'existence des autres, la maladie, le deuil. Je n'ai pas cherché à m'écrire, à faire oeuvre de ma vie:je me suis servie d'elle, des événements, généralement ordinaires, qui l'ont traversée, des situations et des sentiments qu'il m'a été donné de connaître, comme d'une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l'ordre d'une vérité sensible.» juillet 2011
«Relisant ces pages, je m'aperçois que j'ai déjà oublié beaucoup de scènes et de faits. Il me semble même que ce n'est pas moi qui les ai transcrits. Ce sont comme des traces de temps et d'histoire, des fragments du texte que nous écrivons tous rien qu'en vivant. Pourtant, je sais aussi que dans les notations de cette vie extérieure, plus que dans un journal intime, se dessinent ma propre histoire et les figures de ma ressemblance.»Annie Ernaux.
L'écrivain retraverse son oeuvre à la lumière de la question des lieux. A travers ces entretiens se révèle la cohérence de son oeuvre, depuis son premier roman«Les armoires du vide»jusqu'à«Les années»et«L'autre fille».