?Fatigue, inhibition, insomnie, anxiété, indécision : la plupart des difficultés rencontrées dans la vie quotidienne sont aujourd'hui assimilées à de la dépression. Pourquoi ce succès de la dépression ? Croisant l'histoire de la psychiatrie et celle des modes de vie, Alain Ehrenberg suggère que cette maladie est inhérente à une société où la norme n'est plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l'initiative ; elle est la contrepartie de l'énergie que chacun doit mobiliser pour devenir soi-même. Et si la dépression était surtout le révélateur des mutations de l'individu ?
De nouvelles sciences du comportement humain ne cessent de prendre de l'ampleur et de susciter l'engouement depuis le début des années 1990 : il s'agit des neurosciences cognitives.
Leur ambition est de faire de l'exploration du cerveau le moyen de traiter les pathologies mentales (comme la dépression ou la schizophrénie) mais aussi de nombreux problèmes sociaux et éducatifs, comme l'apprentissage ou la maîtrise de ses émotions.
Ces sciences sont-elles devenues le baromètre de nos conduites et de nos vies, prenant la place autrefois occupée par la psychanalyse ? L'homme « neuronal » est-il en passe de remplacer l'homme « social » ?
Alain Ehrenberg montre que l'autorité morale acquise par les neurosciences cognitives tient autant à leurs résultats scientifiques ou médicaux qu'à leur inscription dans un idéal social majeur : celui d'un individu capable de convertir ses handicaps en atouts en exploitant son « potentiel caché ». Elles sont la chambre d'écho de nos idéaux d'autonomie.
L'émancipation des moeurs, les transformations de l'entreprise et celles du capitalisme semblent affaiblir les liens sociaux ; l'individu doit de plus en plus compter sur sa « personnalité ». Il s'ensuit de nouvelles souffrances qui seraient liées à la difficulté à atteindre les idéaux qui nous sont fixés.
Que recouvre cette idée que la société crée des souffrances psychiques ? Y a-t-il une singularité française à cet égard ? L'individualisme ne finit-il pas par se retourner contre la société et contre l'individu ?
Poursuivant son enquête visant à « cerner la psychologie de l'homme des sociétés occidentales développées » (La Quinzaine littéraire), Alain Ehrenberg décrypte les inquiétudes logées au coeur du malaise français en comparant la France et les États-Unis.
L'individu est aujourd'hui amené à assumer des responsabilités croissantes : la politique semble perdre son monopole de prise en charge collective des destins individuels, la vie privée n'est plus structurée par des règles stables et des rapports d'autorité. l'estime de soi et la disponibilité à autrui deviennent des atouts majeurs.
La subjectivité envahit donc la place publique et investi largement la technique,qu'elle soit pharmacologique ; drogues illicites, tranquillisants, anti-dépresseurs ; ou électronique ; interactivité, reality-shows, cyberespace. la restauration de la sensation de soi que procure le psychotrope et la mise en scène de soi qu'amplifie la télévision sont révélatrices des tensions de nos sociétés, écartelées entre la conquête et la souffrance. nous sommes entrés dans l'âge de l'individu incertain.
Le paysage imaginaire français s'est profondément remodelé en une dizaine d'années avec l'arrivée massive des héros de la performance : battants, entrepreneurs, aventuriers, sportifs, chômeurs créant leur propre entreprise ont fait une telle percée sur la scène publique qu'il n'est pas incongru de parler d'un véritable culte de la performance. les mouvements sociaux n'ont-ils pas laissé la place aux gagneurs, le confort à la suractivité et les anciennes passions politiques aux charmes rudes de la concurrence ?
Trois déplacements caractérisent ce culte. les champions sportifs sont des symboles d'excellence sociale alors qu'ils étaient signe de l'arriération populaire. la consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle connotait auparavant aliénation et passivité. le chef d'entreprise est devenu un modèle de conduite pour chacun alors qu'il était l'emblème de la domination des gros sur les petits.
L'entreprise a désormais le premier rôle : elle est le nouveau réservoir des fictions françaises. chaque individu doit conduire sa vie comme un vrai professionnel de la performance. l'entreprise serait la voie royale pour conquérir son autonomie, se repérer dans l'existence et définir son identité sociale.on nous enjoint de devenir les entrepreneurs de nos propres vies.
L'auteur explore les mutations de sensibilité à l'oeuvre dans ces nouvelles mythologies françaises. il décrit comment se modifient les moeurs d'une société, quand ses modèles politiques institués ne fournissent plus de solutions crédibles aux problèmes majeurs auxquels elle est confrontée et quand les utopies de la société idéale ont disparu.
Si la tradition républicaine voit dans l'armée une école de démocratie, l'armée fait aussi partie de ces institutions closes où la démocratie est en suspens : le soldat n'est-il pas avant tout le modèle de l'obéissance absolue ? Dans une société de liberté, ne représente-t-il pas le symbole de la servitude ? Telle est la contradiction apparente - contradiction essentielle pour notre compréhension du fonctionnement politique moderne, et qui permet de s'interroger sur la notion, aujourd'hui fondamentale, d'autonomie - que l'auteur se propose d'analyser. En associant quatre niveaux de réalité - les conjonctures politiques, les représentations médicales du corps et de la puissance physique, les tactiques de combat et les méthodes pédagogiques -, essentiellement à partir de la fin du XVIIIe siècle puis entre la Restauration et 1918, Alain Ehrenberg montre comment les plus brillantes victoires militaires ne se conquièrent pas seulement sur les champs de bataille, mais tout autant dans la constitution d'un art politique de la relation humaine où, de l'apprentissage du pas cadencé à la maîtrise physique du combat, se dessine une sociabilité de l'affrontement qui n'est pas autre chose que le parcours du citoyen. Le dressage du soldat permet ainsi de comprendre une relation de pouvoir où - paradoxe de la pédagogie militaire, et peut-être de toute pédagogie - la soumission de l'individu n'est pas nettement dissemblable de son affranchissement, où tente de se fonder une économie concrète de la liberté.
Il y a quarante ans encore, la psychiatrie semblait ne s'intéresser qu'à la " folie ", et l'" asile " était son symbole.
Son domaine s'étend désormais des schizophrénies au marais du mal-être de masse. ces formes d'intervention se sont disséminées dans le tissus social (école, prison, famille, etc. ). parallèlement les médicaments psychotropes sont devenus un trait du mode de vie de l'homme moderne et la conception même du trouble mental s'est radicalement modifiée avec les neurosciences. le trouble mental est aujourd'hui une question sociale et politique autant que médicale ; elle concerne toutes les institutions, aussi bien la famille, l'école que l'entreprise.
L'originalité de ce livre consiste à croiser, pour la première fois en france, les analyses de psychiatres, de sociologues, d'anthropologues, d'historiens et de philosophes. ensemble, ils s'efforcent de cerner les enjeux de ces transformations.